Textes chouettes

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O triste, triste était mon âme, Les sanglots longs, Il pleure dans mon cœur, Mon Rêve Familier Identité de Milan Kundéra S.Eicher :Baisers Orageux, Des Hauts, des Bas, Manteau de Gloire Être Jeune
Il fera longtemps clair ce soir ... L’amour de la terre Chant des Partisans, Tout va très bien Les vieux
Le renard et la cigogne, Le chêne et le roseau, Le lièvre et la tortue, L’âne d’un jardinier, Le Coche et la Mouche, Les Animaux Malades de la Peste Idée du Jeu Aux marches du Palais, Entre le bœuf et l'âne gris, Le Temps des Cerises, Viv'le Vent Une Vie d’Inaction
Demain, dès l'aube Une Philosophie Détournée Vent de la Mer, Sarah Dictées
Le lac (extraits), Chanson d'Automne, Oceano Nox Vanuatu Boby Lapointe : insomnie, mélie-mélodie, sentimental bourreau Marcheloup
Mars, Fleurs du mal L’affaire du Sac Plastique Brassens : Vénus callypiges, une jolie fleur, pauvre martin, Oncle Archibald, P... de toi, Les copains d'abord, Les amoureux des bancs publics, Les trompettes de la renommée, le petit cheval, le gorille, le parapluie, le pornographe, la non-demande en mariage, La nymphomane, L'amandier, La fessée, Grand-père, Hécatombe, Auprès de mon arbre, Dans l'eau de la claire fontaine,  Il est temps
Libérer l’Esprit dans l’Instant

Chanson d'Automne, Poèmes Saturniens, Verlaine.

Les sanglots longs
des violons
       de l'automne
Blessent mon cœur
 D'une langueur
     Monotone.

Tout suffoquant
 Et blême, quand
Sonne l'heure
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure;

Et je m'en vais
Au vent mauvais
   Qui m'emporte
De çà, de là
Pareil à la
Feuille morte. 

Oceano Nox

O combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont évanouis!
Combien ont disparu, dure et triste fortune!
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l'aveugle océan à jamais enfouis!

Combien de patrons morts avec leur équipage!
L'ouragan de leurs vie a pris toutes les pages
Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots!
Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée.
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée,
L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots! 

Boby Lapointe

Insomnie
Paroles et musique de Boby Lapointe, 1960

Depuis bientôt un mois et d'mi
Qu'ell' s'est installée dans ma vie
Il n'y a plus d'place dans mes nuits
Pour le sommeil ou pour l'ennui.

Elle s'endort sur mon épaule
J'ai dans les yeux ses boucles folles,
Ça me fait bien loucher un peu
Mais j'aime tant ses blonds cheveux.

Mon bras passé sous son aisselle
Ell' contre moi, moi tout contre elle,
J'ai des fourmis un peu partout
Mais je n'boug'pas, du tout du tout.

Son petit nez fait d'la musique
Une musique très sympathique
Pas de ronflements de dragon
Des petit' plaint', des p'tits "ronron".

Moi qui avais le sommeil si lourd,
Je n'en dors plus, la nuit, le jour,
Pour un com' moi c'est trop d'amour
Ça pourrait me jouer des tours.

Il faudrait bien que ça me passe
Et qu'avant elle je me lasse
De notre amour, oui mais voilà
Sûr'ment déjà j'suis chocolat.

Dans ses rêves ell' murmur' : je t'aime
Mais elle ajout' : Mon bel Etienne !
J'suis pas très beau, j'm'appell' François,
Ça m'fait tout drôle à chaque fois.

Oui mais le lendemain je n'ose
Lui parler de l'horrible chose
Elle m'embrass' si gentiment
J'ai l'impression d'êtr' sa maman.

Qu'elle me quitte ou qu'ell' demeur'
Je n' pourrai plus dormir une heur'
Tell'ment elle a comblé mon coeur
De bonheur et de malheur.

Mélie-mélodie
Paroles et musique de Boby Lapointe, 1975

Oui, mon doux minet, la mini,
Oui, la mini est la manie
Est la manie de Mélanie
Mélanie l'amie d'Amélie...
Amélie dont les doux nénés
Doux nénés de nounou moulés
Dans de molles laines lamées
Et mêlées de lin milanais...
Amélie dont les nénés doux
Ont donné à l'ami Milou
(Milou le dadais de limoux)
L'idée d'amener des minous...
Des minous menus de Lima
Miaulant dans les dais de damas
Et dont les mines de lama
Donnaient mille idées à Léda...

Léda dont les dix dents de lait
Laminaient les mâles mollets
D'un malade mendiant malais
Dinant d'amibes amidonnées
Mais même amidonnée l'amibe
Même l'amibe malhabile
Emmiellée dans la bile humide
L'amibe, ami, mine le bide...
Et le dit malade adulé
Dont Léda limait les mollets
Indûment le mal a donné
Dame Léda l'y a aidé !
Et Léda dont la libido
Demande dans le bas du dos
Mille lents mimis d'animaux
Aux doux minets donna les maux...

Et les minets de maux munis
Mendiant de midi à minuit
Du lait aux nénés d'Amélie
L'ont, les maudits, d'amibes enduit
Et la maladie l'a minée,
L'Amélie aux dodus nénés
Et mille maux démodelaient
Le doux minois de la mémé
Mélanie le mit au dodo
Malade, laide, humide au dos
Et lui donna dans deux doigts d'eau
De la boue des bains du Lido
Dis, là-dedans, où est la mini ?
Où est la mini de Mélanie ?...
- Malin la mini élimée
Mélanie l'à éliminée

Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis !
Ah la la la la ! Quel méli mélo, dis ! 

Sentimental bourreau
Paroles et musique de Boby Lapointe, 1951

Il était une fois
Un beau petit bourreau
Pas plus franc que trois noix
Et pas beaucoup plus gros
Des hautes et basses oeuvres
Etait exécuteur
Et pour les basses oeuvres
Etait à la hauteur
N'avait jamais de trêve
Et jamais de repos
Et en place de grève
Il faisait son boulot

Refrain
Pourtant couper des têtes,
Disait-il, ça m'embête
C'est un truc idiot
Ça salit mon billot
Pour nourrir ma vieille mère
Je saigne Paul ou Pierre
D'un geste un peu brutal
mais sans penser à mal
Sentimental bourreau
Aïe, aïe, aïe... aïe, aïe, aïe...

Un soir de sa fenêtre
La femme du fossoyeur
Héla l'homme des têtes
Et lui ouvrit son coeur
Depuis longtemps sevrée
De transports amoureux
A vous veux me livrer
O bourreau vigoureux !
Je vous lance une corde
Du haut de mon balcon
Grimpez-y c'est un ordre
Allons exécution !

A partager sa couche
La belle l'invita
En quelques coups de hache
Il la lui débita
L'époux aux bruit du bris
Survint un peu inquiet
Il partagea l'mari
Pour garder sa moitié
Comme la dame inquiéte
Suggérait : "Taillons-nous"
Il lui coupa la tête
Et se trancha le cou
Envoi
Prince prenez grand soin
De la doulce Isabeau
Qu'elle n'ait oncques besoin
D'un petit bourreau beau.

Georges Brassens

Venus Callipyge


Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant
Au temps où les faux culs sont la majorité
Gloire à celui qui dit toute la vérité

Votre dos perd son nom avec si bonne grâce
Qu'on ne peut s'empêcher de lui donner raison
Que ne suis-je, madame, un poète de race
Pour dire à sa louange un immortel blason

En le voyant passer, j'en eus la chair de poule
Enfin, je vins au monde et, depuis, je lui voue
Un culte véritable et, quand je perds aux boules
En embrassant Fanny, je ne pense qu'à vous

Pour obtenir, madame, un galbe de cet ordre
Vous devez torturer les gens de votre entour
Donner aux couturiers bien du fil à retordre
Et vous devez crever votre dame d'atour

C'est le duc de Bordeaux qui s'en va, tête basse
Car il ressemble au mien comme deux gouttes d'eau
S'il ressemblait au vôtre, on dirait, quand il passe
" C'est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! "

Ne faites aucun cas des jaloux qui professent
Que vous avez placé votre orgueil un peu bas
Que vous présumez trop, en somme de vos fesses
Et surtout, par faveur, ne vous asseyez pas

Laissez-les raconter qu'en sortant de calèche
La brise a fait voler votre robe et qu'on vit
Ecrite dans un cœur transpercé d'une flèche
Cette expression triviale : " A Julot pour la vie "

Laissez-les dire encor qu'à la cour d'Angleterre
Faisant la révérence aux souverains anglois
Vous êtes, patatras ! tombée assise à terre
La loi d'la pesanteur est dur', mais c'est la loi

Nul ne peut aujourd'hui trépasser sans voir Naples
A l'assaut des chefs-d'œuvre ils veulent tous courir
Mes ambitions à moi sont bien plus raisonnables:
Voir votre académie, madame, et puis mourir

Que jamais l'art abstrait, qui sévit maintenant
N'enlève à vos attraits ce volume étonnant
Au temps où les faux culs sont la majorité
Gloire à celui qui dit toute la vérité

Une jolie fleur


Jamais sur terre il n'y eut d'amoureux
Plus aveugles que moi dans tous les âges
Mais faut dir' qu' je m'étais creuvé les yeux
En regardant de trop près son corsage

Un' jolie fleur dans une peau d'vache
Un' jolie vach' déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis, qui vous mèn' par le bout du cœur

Le ciel l'avait pourvue des mille appas
Qui vous font prendre feu dès qu'on y touche
L'en avait tant que je ne savais pas
Ne savais plus où donner de la bouche

Un' jolie fleur dans une peau d'vache
Un' jolie vach' déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis, qui vous mèn' par le bout du cœur

Ell' n'avait pas de tête, ell' n'avait pas
L'esprit beaucoup plus grand qu'un dé à coudre
Mais pour l'amour on ne demande pas
Aux filles d'avoir inventé la poudre

Un' jolie fleur dans une peau d'vache
Un' jolie vach' déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis, qui vous mèn' par le bout du cœur

Puis un jour elle a pris la clef des champs
En me laissant à l'âme un mal funeste
Et toutes les herbes de la Saint-Jean
N'ont pas pu me guérir de cette peste

J' lui en ai bien voulu, mais à présent
J'ai plus d'rancune et mon cœur lui pardonne
D'avoir mis mon cœur à feu et à sang
Pour qu'il ne puisse plus servir à personne

Un' jolie fleur dans une peau d'vache
Un' jolie vach' déguisée en fleur
Qui fait la belle et qui vous attache
Puis, qui vous mèn' par le bout du cœur

Pauvre Martin


Avec une bêche à l'épaule,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à la lèvre, un doux chant,
Avec, à l'âme, un grand courage,
Il s'en allait trimer aux champs!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Pour gagner le pain de sa vie,
De l'aurore jusqu'au couchant,
De l'aurore jusqu'au couchant,
Il s'en allait bêcher la terre
En tous les lieux, par tous les temps!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Sans laisser voir, sur son visage,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Ni l'air jaloux ni l'air méchant,
Il retournait le champ des autres,
Toujours bêchant, toujours bêchant!

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Et quand la mort lui a fait signe
De labourer son dernier champ,
De labourer son dernier champ,
Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Creuse la terre, creuse le temps!

Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant,
En faisant vite, en se cachant,
Et s'y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens...

Pauvre Martin, pauvre misère,
Dors sous la terre, dors sous le temps!

Oncle Archibald


O vous, les arracheurs de dents
Tous les cafards, les charlatans
Les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
A vos fêtes

En courant sus à un voleur
Qui venait de lui chiper l'heure
A sa montre
Oncle Archibald, coquin de sort !
Fit, de Sa Majesté la Mort
La rencontre

Telle un' femm' de petit' vertu
Elle arpentait le trottoir du
Cimetière
Aguichant les hommes en troussant
Un peu plus haut qu'il n'est décent
Son suaire

Oncle Archibald, d'un ton gouailleur
Lui dit : " Va-t'en fair' pendre ailleurs
Ton squelette
Fi ! des femelles décharnees !
Vive les belles un tantinet
Rondelettes ! "

Lors, montant sur ses grands chevaux
La Mort brandit la longue faux
D'agronome
Qu'elle serrait dans son linceul
Et faucha d'un seul coup, d'un seul
Le bonhomme

Comme il n'avait pas l'air content
Elle lui dit : " Ça fait longtemps
Que je t'aime
Et notre hymen à tous les deux
Etait prévu depuis le jour de
Ton baptême

" Si tu te couches dans mes bras
Alors la vie te semblera
Plus facile
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des homm's et des
Imbéciles

" Nul n'y contestera tes droits
Tu pourras crier "Vive le roi!"
Sans intrigue
Si l'envi' te prend de changer
Tu pourras crier sans danger
"Vive la Ligue!"

" Ton temps de dupe est révolu
Personne ne se paiera plus
Sur ta bête
Les "Plaît-il, maître?" auront plus cours
Plus jamais tu n'auras à cour-
ber la tête"

Et mon oncle emboîta le pas
De la belle, qui ne semblait pas
Si féroce
Et les voilà, bras d'ssus, bras d'ssous,
Les voilà partis je n' sais où
Fair' leurs noces

O vous, les arracheurs de dents
Tous les cafards, les charlatans
Les prophètes
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
A vos fêtes

P... de toi


En ce temps-là, je vivais dans la lune
Les bonheurs d'ici-bas m'étaient tous défendus
Je semais des violettes et chantais pour des prunes
Et tendais la patte aux chats perdus

R:
Ah ah ah ah putain de toi
Ah ah ah ah ah ah pauvre de moi


Un soir de pluie v'là qu'on gratte à ma porte
Je m'empresse d'ouvrir, sans doute un nouveau chat
Nom de dieu l'beau félin que l'orage m'apporte
C'était toi, c'était toi, c'était toi

Les yeux fendus et couleur pistache
T'as posé sur mon cœur ta patte de velours
Fort heureus'ment pour moi t'avais pas de moustache
Et ta vertu ne pesait pas trop lourd

Au quatre coins de ma vie de bohème
T'as prom'né, t'as prom'né le feu de tes vingt ans
Et pour moi, pour mes chats, pour mes fleurs, mes poèmes
C'était toi la pluie et le beau temps

Mais le temps passe et fauche à l'aveuglette
Notre amour mûrissait à peine que déjà
Tu brûlais mes chansons, crachais sur mes viollettes
Et faisais des misères à mes chats

Le comble enfin, misérable salope
Comme il n'restait plus rien dans le garde-manger
T'as couru sans vergogne, et pour une escalope
Te jeter dans le lit du boucher

C'était fini, t'avais passé les bornes
Et, r'nonçant aux amours frivoles d'ici-bas
J'suis r'monté dans la lune en emportant mes cornes
Mes chansons, et mes fleurs, et mes chats


Les copains d'abord


Non, ce n'était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu'on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en pèr' peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord

Ses fluctuat nec mergitur
C'était pas d'la litterature
N'en déplaise aux jeteurs de sort
Aux jeteurs de sort
Son capitaine et ses mat'lots
N'étaient pas des enfants d'salauds
Mais des amis franco de port
Des copains d'abord

C'étaient pas des amis de luxe
Des petits Castor et Pollux
Des gens de Sodome et Gomorrhe
Sodome et Gomorrhe
C'étaient pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boetie
Sur le ventre ils se tapaient fort
Les copains d'abord

C'étaient pas des anges non plus
L'Évangile, ils l'avaient pas lu
Mais ils s'aimaient tout's voil's dehors
Tout's voil's dehors
Jean, Pierre, Paul et compagnie
C'était leur seule litanie
Leur Credo, leur Confiteor
Aux copains d'abord

Au moindre coup de Trafalgar
C'est l'amitié qui prenait l'quart
C'est elle qui leur montrait le nord
Leur montrait le nord
Et quand ils étaient en détresse
Qu'leurs bras lancaient des S.O.S.
On aurait dit les sémaphores
Les copains d'abord

Au rendez-vous des bons copains
Y avait pas souvent de lapins
Quand l'un d'entre eux manquait a bord
C'est qu'il était mort
Oui, mais jamais, au grand jamais
Son trou dans l'eau n'se refermait
Cent ans après, coquin de sort
Il manquait encore

Des bateaux j'en ai pris beaucoup
Mais le seul qu'ait tenu le coup
Qui n'ai jamais viré de bord
Mais viré de bord
Naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord


Les amoureux des bancs publics


Les gens qui voient de travers
Pensent que les bancs verts
Qu'on voit sur les trottoirs
Sont faits pour les impotents ou les ventripotents
Mais c'est une absurdité
Car à la vérité
Ils sont là c'est notoire
Pour accueillir quelque temps les amours débutants

Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'fouttant pas mal du regard oblique
Des passants honnêtes
Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'disant des "Je t'aime" pathétiques
Ont des p'tit's gueul' bien sympatiques

Ils se tiennent par la main
Parlent du lendemain
Du papier bleu d'azur
Que revêtiront les murs de leur chambre à coucher
Ils se voient déjà doucement
Ell' cousant, lui fumant
Dans un bien-être sûr
Et choisissent les prénoms de leur premier bébé

Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'fouttant pas mal du regard oblique
Des passants honnêtes
Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'disant des "Je t'aime" pathétiques
Ont des p'tit's gueul' bien sympatiques

Quand la saint' famill' machin
Croise sur son chemin
Deux de ces malappris
Ell' leur décoche hardiment des propos venimeux
N'empêch' que tout' la famille
Le pèr', la mèr', la fille
Le fils, le Saint Esprit
Voudrait bien de temps en temps pouvoir s'conduir' comme eux

Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'fouttant pas mal du regard oblique
Des passants honnêtes
Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'disant des "Je t'aime" pathétiques
Ont des p'tit's gueul' bien sympatiques

Quand les mois auront passé
Quand seront apaisés
Leurs beaux rêves flambants
Quand leur ciel se couvrira de gros nuages lourds
Ils s'apercevront émus
Qu' c'est au hasard des rues
Sur un d'ces fameux bancs
Qu'ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour

Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'fouttant pas mal du regard oblique
Des passants honnêtes
Les amoureux qui s'bécott'nt sur les bancs publics
Bancs publics, bancs publics
En s'disant des "Je t'aime" pathétiques
Ont des p'tit's gueul' bien sympatiques


Les trompettes de la renommée


Je vivais à l'écart de la place publique,
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique...
Refusant d'acquitter la rançon de la gloir',
Sur mon brin de laurier je dormais comme un loir.
Les gens de bon conseil ont su me fair' comprendre
Qu'à l'homme de la ru' j'avais des compt's à rendre
Et que, sous peine de choir dans un oubli complet,
J' devais mettre au grand jour tous mes petits secrets.

{Refrain:}
Trompettes
De la Renommée,
Vous êtes
Bien mal embouchées !

Manquant à la pudeur la plus élémentaire,
Dois-je, pour les besoins d' la caus' publicitaire,
Divulguer avec qui, et dans quell' position
Je plonge dans le stupre et la fornication ?
Si je publi' des noms, combien de Pénélopes
Passeront illico pour de fieffé's salopes,
Combien de bons amis me r'gard'ront de travers,
Combien je recevrai de coups de revolver !

A toute exhibition, ma nature est rétive,
Souffrant d'un' modesti' quasiment maladive,
Je ne fais voir mes organes procréateurs
A personne, excepté mes femm's et mes docteurs.
Dois-je, pour défrayer la chroniqu' des scandales,
Battre l' tambour avec mes parti's génitales,
Dois-je les arborer plus ostensiblement,
Comme un enfant de chœur porte un saint sacrement ?

Une femme du monde, et qui souvent me laisse
Fair' mes quat' voluptés dans ses quartiers d' noblesse,
M'a sournois'ment passé, sur son divan de soi',
Des parasit's du plus bas étage qui soit...
Sous prétexte de bruit, sous couleur de réclame,
Ai-j' le droit de ternir l'honneur de cette dame
En criant sur les toits, et sur l'air des lampions :
" Madame la marquis' m'a foutu des morpions ! " ?

Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente
Avec le Pèr' Duval, la calotte chantante,
Lui, le catéchumène, et moi, l'énergumèn',
Il me laisse dire merd', je lui laiss' dire amen,
En accord avec lui, dois-je écrir' dans la presse
Qu'un soir je l'ai surpris aux genoux d' ma maîtresse,
Chantant la mélopé' d'une voix qui susurre,
Tandis qu'ell' lui cherchait des poux dans la tonsure ?

Avec qui, ventrebleu ! faut-il que je couche
Pour fair' parler un peu la déesse aux cent bouches ?
Faut-il qu'un' femme célèbre, une étoile, une star,
Vienn' prendre entre mes bras la plac' de ma guitar' ?
Pour exciter le peuple et les folliculaires,
Qui'est-c' qui veut me prêter sa croupe populaire,
Qui'est-c' qui veut m' laisser faire, in naturalibus,
Un p'tit peu d'alpinism' sur son mont de Vénus ?

Sonneraient-ell's plus fort, ces divines trompettes,
Si, comm' tout un chacun, j'étais un peu tapette,
Si je me déhanchais comme une demoiselle
Et prenais tout à coup des allur's de gazelle ?
Mais je ne sache pas qu'ça profite à ces drôles
De jouer le jeu d' l'amour en inversant les rôles,
Qu'ça confère à ma gloire un' onc' de plus-valu',
Le crim' pédérastique, aujourd'hui, ne pai' plus.

Après c'tour d'horizon des mille et un' recettes
Qui vous val'nt à coup sûr les honneurs des gazettes,
J'aime mieux m'en tenir à ma premièr' façon
Et me gratter le ventre en chantant des chansons.
Si le public en veut, je les sors dare-dare,
S'il n'en veut pas je les remets dans ma guitare.
Refusant d'acquitter la rançon de la gloir',
Sur mon brin de laurier je m'endors comme un loir.


Le petit cheval


Le petit cheval dans le mauvais temps
Qu'il avait donc du courage
C'était un petit cheval blanc
Tous derrière et lui devant

Il n'y avait jamais de beau temps
Dans ce pauvre paysage
Il n'y avait jamais de printemps
Ni derrière ni devant

Mais toujours il était content
Menant les gars du village
A travers la pluie noire des champs
Tous derrière et lui devant

Sa voiture allait poursuivant
Sa belle petite queue sauvage
C'est alors qu'il était content
Tous derrière et lui devant

Mais un jour, dans le mauvais temps
Un jour qu'il était si sage
Il est mort par un éclair blanc
Tous derrière et lui devant

Il est mort sans voir le beau temps
Qu'il avait donc du courage
Il est mort sans voir le printemps
Ni derrière ni devant


Le gorille


C'est à travers de larges grilles,
Que les femelles du canton,
Contemplaient un puissant gorille,
Sans souci du qu'en-dira-t-on.
Avec impudeur, ces commères
Lorgnaient même un endroit précis
Que, rigoureusement ma mère
M'a défendu de nommer ici...
Gare au gorille !...

Un jour la porte de la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre, on n'sait pourquoi. Je suppose
Qu'on avait du la fermer mal.
Le singe, en sortant de sa cage
Dit "C'est aujourd'hui que j'le perds !"
Il parlait de son pucelage,
Vous aviez deviné, j'espère !
Gare au gorille !...

L'patron de la ménagerie
Criait, éperdu : "Nom de nom !
C'est assommant car le gorille
N'a jamais connu de guenon !"
Dès que la féminine engeance
Sut que le singe était puceau,
Au lieu de profiter de la chance,
Elle fit feu des deux fuseaux !
Gare au gorille !...

Celles là même qui, naguère,
Le couvaient d'un œil décidé,
Fuirent, prouvant qu'elles n'avaient guère
De la suite dans les idées ;
D'autant plus vaine était leur crainte,
Que le gorille est un luron
Supérieur à l'homme dans l'étreinte,
Bien des femmes vous le diront !
Gare au gorille !...

Tout le monde se précipite
Hors d'atteinte du singe en rut,
Sauf une vielle décrépite
Et un jeune juge en bois brut;
Voyant que toutes se dérobent,
Le quadrumane accéléra
Son dandinement vers les robes
De la vieille et du magistrat !
Gare au gorille !...

"Bah ! soupirait la centenaire,
Qu'on puisse encore me désirer,
Ce serait extraordinaire,
Et, pour tout dire, inespéré !" ;
Le juge pensait, impassible,
"Qu'on me prenne pour une guenon,
C'est complètement impossible..."
La suite lui prouva que non !
Gare au gorille !...

Supposez que l'un de vous puisse être,
Comme le singe, obligé de
Violer un juge ou une ancêtre,
Lequel choisirait-il des deux ?
Qu'une alternative pareille,
Un de ces quatres jours, m'échoie,
C'est, j'en suis convaincu, la vieille
Qui sera l'objet de mon choix !
Gare au gorille !...

Mais, par malheur, si le gorille
Aux jeux de l'amour vaut son prix,
On sait qu'en revanche il ne brille
Ni par le goût, ni par l'esprit.
Lors, au lieu d'opter pour la vieille,
Comme l'aurait fait n'importe qui,
Il saisit le juge à l'oreille
Et l'entraîna dans un maquis !
Gare au gorille !...

La suite serait délectable,
Malheureusement, je ne peux
Pas la dire, et c'est regrettable,
Ça nous aurait fait rire un peu ;
Car le juge, au moment suprême,
Criait : "Maman !", pleurait beaucoup,
Comme l'homme auquel, le jour même,
Il avait fait trancher le cou.
Gare au gorille !...



Le parapluie


Il pleuvait fort sur la grand-route
Ell' cheminait sans parapluie
J'en avais un, volé, sans doute
Le matin même à un ami
Courant alors à sa rescousse
Je lui propose un peu d'abri
En séchant l'eau de sa frimousse
D'un air très doux, ell' m'a dit " oui "

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chos' d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au chang', pardi

Chemin faisant, que ce fut tendre
D'ouïr à deux le chant joli
Que l'eau du ciel faisait entendre
Sur le toit de mon parapluie
J'aurais voulu, comme au déluge
Voir sans arrêt tomber la pluie
Pour la garder, sous mon refuge
Quarante jours, quarante nuits

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chos' d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au chang', pardi

Mais bêtement, même en orage
Les routes vont vers des pays
Bientôt le sien fit un barrage
A l'horizon de ma folie
Il a fallu qu'elle me quitte
Après m'avoir dit grand merci
Et je l'ai vue toute petite
Partir gaiement vers mon oubli

Un p'tit coin d'parapluie
Contre un coin d'paradis
Elle avait quelque chos' d'un ange
Un p'tit coin d'paradis
Contre un coin d'parapluie
Je n'perdais pas au chang', pardi


Le pornographe


Autrefois, quand j'étais marmot
J'avais la phobie des gros mots
Et si j'pensais " merde " tout bas
Je ne le disais pas
Mais
Aujourd'hui que mon gagne-pain
C'est d'parler comme un turlupin
Je n'pense plus " merde ", pardi
Mais je le dis

R:
J'suis l'pornographe
Du phonographe
Le polisson
De la chanson


Afin d'amuser la gal'rie
Je crache des gauloiseries
Des pleines bouches de mots crus
Tout à fait incongrus
Mais
En m'retrouvant seul sous mon toit
Dans ma psyché j'me montre au doigt
Et m'crie: " Va t'faire, homme incorrec'
Voir par les Grecs "

+R:

Tous les sam'dis j'vais à confess'
M'accuser d'avoir parlé d'fess's
Et j'promets ferme au marabout
De les mettre tabou
Mais
Craignant, si je n'en parle plus
D'finir à l'Armée du Salut
Je r'mets bientôt sur le tapis
Les fesses impies

+R:

Ma femme est, soit dit en passant
D'un naturel concupiscent
Qui l'incite à se coucher nue
Sous le premier venu
Mais
M'est-il permis, soyons sincèr's
D'en parler au café-concert
Sans dire qu'elle a, suraigu
Le feu au cul ?

+R:

J'aurais sans doute du bonheur
Et peut-être la Croix d'Honneur
A chanter avec décorum
L'amour qui mène à Rom'
Mais
Mon ang' m'a dit : " Turlututu
Chanter l'amour t'est défendu
S'il n'éclôt pas sur le destin
D'une putain "


La non-demande en mariage


Ma mie, de grâce, ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche
Tant d'amoureux l'ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège...

R:
J'ai l'honneur de
Ne pas te de-
mander ta main
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D'un parchemin


Laissons le champs libre à l'oiseau
Nous seront tous les deux priso-
nniers sur parole
Au diable les maîtresses queux
Qui attachent les cœurs aux queues
Des casseroles!

+R:

Vénus se fait vielle souvent
Elle perd son latin devant
La lèchefrite
A aucun prix, moi je ne veux
Effeuiller dans le pot-au-feu
La marguerite

+R:

On leur ôte bien des attraits
En dévoilant trop les secrets
De Mélusine
L'encre des billets doux pâlit
Vite entre les feuillets des li-
vres de cuisine.

+R:

Il peut sembler de tout repos
De mettre à l'ombre, au fond d'un pot
De confiture
La jolie pomme défendue
Mais elle est cuite, elle a perdu
Son goût "nature"

+R:

De servante n'ai pas besoin
Et du ménage et de ses soins
Je te dispense
Qu'en éternelle fiancée
A la dame de mes pensées
Toujours je pense


La nymphomane
Chanson de Georges Brassens interprétée par son ami Jean Bertola


Mânes de mes aïeux, protégez-moi, bons mânes !
Les joies charnell's me perdent,
La femme de ma vie, hélas ! est nymphomane,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Sous couleur de me donner une descendance,
Les joies charnell's me perdent,
Dans l'alcôve ell' me fait passer mon existence,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

J'ai beau demander grâce, invoquer la migraine,
Les joies charnell's me perdent,
Sur l'autel conjugal, implacable, ell' me traîne,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Et je courbe l'échine en déplorant, morose,
Les joies charnell's me perdent,
Qu'on trouv' plus les enfants dans les choux, dans les roses,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Et je croque la pomme, après quoi, je dis pouce.
Les joies charnell's me perdent,
Quand la pomme est croquée, de plus belle ell' repousse,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Métamorphose inouïe, métempsycose infâme,
Les joies charnell's me perdent,
C'est le tonneau des Danaïd's changé en femme,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

J'en arrive à souhaiter qu'elle se dévergonde,
Les joies charnell's me perdent,
Qu'elle prenne un amant ou deux qui me secondent,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Or, malheureusement, la bougresse est fidèle,
Les joies charnell's me perdent,
Pénélope est une roulure à côté d'elle,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Certains à coups de dents creusent leur sépulture,
Les joies charnell's me perdent,
Moi j'use d'un outil de tout autre nature,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Après que vous m'aurez emballé dans la bière,
Les joies charnell's me perdent,
Prenez la précaution de bien sceller la pierre,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Car, même mort, je devrais céder à ses rites,
Les joies charnell's me perdent,
Et mes os n'auraient pas le repos qu'ils méritent,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Qu'on m'incinère plutôt ! Ell' n'os'ra pas descendre,
Les joies charnell's me perdent,
Sacrifier à Vénus, avec ma pauvre cendre,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}

Mânes de mes aïeux, protégez-moi, bons mânes !
Les joies charnell's me perdent,
La femme de ma vie, hélas ! est nymphomane,
Les joies charnell's m'emmerdent. {2x}


L'amandier


J'avais l'plus bel amandier
Du quartier
Et, pour la bouche gourmande
Des filles du monde entier
J'faisais pousser des amandes
Le beau, le joli métier !

Un écureuil en jupon
Dans un bond
Vint me dir': " Je suis gourmande
Et mes lèvres sentent bon
Et, si tu m'donn's une amande
J'te donne un baiser fripon !"

" Grimpe aussi haut que tu veux
Que tu peux
Et tu croqu's, et tu picores
Puis tu grignot's, et puis tu
Redescends plus vite encore
Me donner le baiser dû ! "

Quand la belle eut tout rongé
Tout mangé
" Je te paierai, me dit-elle
A pleine bouche quand les
Nigauds seront pourvus d'ailes
Et que tu sauras voler ! "

" Mont' m'embrasser si tu veux
Si tu peux
Mais dis-toi que, si tu tombes
J'n'aurais pas la larme à l'œil
Dis-toi que, si tu succombes
Je n'porterai pas le deuil ! "

Les avait, bien entendu
Toutes mordues
Tout's grignotées, mes amandes
Ma récolte était perdue
Mais sa jolie bouch' gourmande
En baisers m'a tout rendu !

Et la fête dura tant
Qu'le beau temps
Mais vint l'automne, et la foudre
Et la pluie, et les autans
Ont change mon arbre en poudre
Et mon amour en mêm' temps !


La fessée


La veuve et l'orphelin, quoi de plus émouvant ?
Un vieux copain d'école étant mort sans enfants,
Abandonnant au monde une épouse épatante,
J'allai rendre visite à la désespérée.
Et puis, ne sachant plus où finir ma soirée,
Je lui tins compagnie dans la chapelle ardente.

Pour endiguer ses pleurs, pour apaiser ses maux,
Je me mis à blaguer, à sortir des bons mots,
Tous les moyens sont bons au médecin de l'âme...
Bientôt, par la vertu de quelques facéties,
La veuve se tenait les côtes, Dieu merci !
Ainsi que des bossus, tous deux nous rigolâmes.

Ma pipe dépassait un peu de mon veston.
Aimable, elle m'encouragea : " Bourrez-la donc,
Qu'aucun impératif moral ne vous arrête,
Si mon pauvre mari détestait le tabac,
Maintenant la fumée ne le dérange pas !
Mais où diantre ai-je mis mon porte-cigarettes ? "

A minuit, d'une voix douce de séraphin,
Elle me demanda si je n'avais pas faim.
" Ça le ferait-il revenir, ajouta-t-elle,
De pousser la piété jusqu'à l'inanition :
Que diriez-vous d'une frugale collation ? "
Et nous fîmes un petit souper aux chandelles.

" Regardez s'il est beau ! Dirait-on point qu'il dort.
Ce n'est certes pas lui qui me donnerait tort
De noyer mon chagrin dans un flot de champagne. "
Quand nous eûmes vidé le deuxième magnum,
La veuve était émue, nom d'un petit bonhomm' !
Et son esprit se mit à battre la campagne...

" Mon Dieu, ce que c'est tout de même que de nous ! "
Soupira-t-elle, en s'asseyant sur mes genoux.
Et puis, ayant collé sa lèvre sur ma lèvre,
" Me voilà rassurée, fit-elle, j'avais peur
Que, sous votre moustache en tablier d'sapeur,
Vous ne cachiez coquettement un bec-de-lièvre... "

Un tablier d'sapeur, ma moustache, pensez !
Cette comparaison méritait la fessée.
Retroussant l'insolente avec nulle tendresse,
Conscient d'accomplir, somme toute, un devoir,
Mais en fermant les yeux pour ne pas trop en voir,
Paf ! j'abattis sur elle une main vengeresse !

" Aïe ! vous m'avez fêlé le postérieur en deux ! "
Se plaignit-elle, et je baissai le front, piteux,
Craignant avoir frappé de façon trop brutale.
Mais j'appris, par la suite, et j'en fus bien content,
Que cet état de chos's durait depuis longtemps :
Menteuse ! la fêlure était congénitale.

Quand je levai la main pour la deuxième fois,
Le cœur n'y était plus, j'avais perdu la foi,
Surtout qu'elle s'était enquise, la bougresse :
" Avez-vous remarqué que j'avais un beau cul ?
Et ma main vengeresse est retombée, vaincue!
Et le troisième coup ne fut qu'une caresse...


Grand-père


Grand-pèr' suivait en chantant
La route qui mène à cent ans
La mort lui fit, au coin d'un bois
L'coup du pèr' François
L'avait donné de son vivant
Tant de bonheur à ses enfants
Qu'on fit, pour lui en savoir gré
Tout pour l'enterrer
Et l'on courut à toutes jam-
Bes quérir une bière, mais
Comme on était légers d'argent
Le marchand nous reçut à bras fermés

" Chez l'épicier, pas d'argent, pas d'épices
Chez la belle Suzon, pas d'argent, pas de cuisse
Les morts de basse condition
C'est pas de ma juridiction "

Or, j'avais hérité d'grand-père
Un' pair' de bott's pointues
S'il y a des coups d'pied que'que part qui s'perdent
Çui-là toucha son but

C'est depuis ce temps-là que le bon apôtre,
Ah ! c'est pas joli...
Ah ! c'est pas poli...
A un' fess' qui dit merde à l'autre

Bon papa
Ne t'en fais pas
Nous en viendrons
A bout de tous ces empêcheurs d'enterrer en rond

Le mieux à faire et le plus court
Pour qu'l'enterr'ment suivît son cours
Fut de borner nos prétentions
A un' bièr' d'occasion
Contre un pot de miel on acquit
Les quatre planches d'un mort qui
Rêvait d'offrir quelques douceurs
A une âme sœur
Et l'on courut à toutes jam-
Bes quérir un corbillard, mais
Comme on était légers d'argent
Le marchand nous reçut à bras fermés

" Chez l'épicier, pas d'argent, pas d'épices
Chez la belle Suzon, pas d'argent, pas de cuisse
Les morts de basse condition
C'est pas de ma juridiction "

Ma bott' partit, mais je m'refuse
De dir' vers quel endroit
Ça rendrait les dames confuses
Et je n'en ai pas le droit

C'est depuis ce temps-là que le bon apôtre
Ah ! c'est pas joli...
Ah ! c'est pas poli...
A un' fess' qui dit merde à l'autre

Bon papa
Ne t'en fais pas
Nous en viendrons
A bout de tous ces empêcheurs d'enterrer en rond

Le mieux à faire et le plus court
Pour qu'l'enterr'ment suivît son cours
Fut de porter sur notre dos
L'funèbre fardeau.
S'il eût pu revivre un instant
Grand-père aurait été content
D'aller à sa dernièr' demeur'
Comme un empereur
Et l'on courut à toutes jam-
Bes quérir un goupillon, mais
Comme on était légers d'argent
Le vicaire nous reçut à bras fermés

" Chez l'épicier, pas d'argent, pas d'épices
Chez la belle Suzon, pas d'argent, pas de cuisse
Les morts de basse condition
C'est pas de ma bénédiction "

Avant même que le vicaire
Ait pu lâcher un cri
J'lui bottai l'cul au nom du Pèr'
Du Fils et du Saint-Esprit

C'est depuis ce temps-là que le bon apôtre
Ah ! c'est pas joli...
Ah ! c'est pas poli...
A un' fess' qui dit merde à l'autre

Bon papa
Ne t'en fais pas
Nous en viendrons
A bout de tous ces empêcheurs d'enterrer en rond


Hécatombe


Au marché de Briv'-la-Gaillarde
A propos de bottes d'oignons
Quelques douzaines de gaillardes
Se crêpaient un jour le chignon
A pied, à cheval, en voiture
Les gendarmes mal inspirés
Vinrent pour tenter l'aventure
D'interrompre l'échauffourée

Or, sous tous les cieux sans vergogne
C'est un usag' bien établi
Dès qu'il s'agit d'rosser les cognes
Tout le monde se réconcilie
Ces furies perdant tout' mesure
Se ruèrent sur les guignols
Et donnèrent je vous l'assure
Un spectacle assez croquignol

En voyant ces braves pandores
Etre à deux doigts de succomber
Moi, j'bichais car je les adore
Sous la forme de macchabées
De la mansarde où je réside
J'exitais les farouches bras
Des mégères gendarmicides
En criant: "Hip, hip, hip, hourra!"

Frénétiqu' l'un' d'elles attache
Le vieux maréchal des logis
Et lui fait crier: "Mort aux vaches,
Mort aux lois, vive l'anarchie!"
Une autre fourre avec rudesse
Le crâne d'un de ses lourdauds
Entre ses gigantesques fesses
Qu'elle serre comme un étau

La plus grasse de ses femelles
Ouvrant son corsage dilaté
Matraque à grand coup de mamelles
Ceux qui passent à sa portée
Ils tombent, tombent, tombent, tombent
Et s'lon les avis compétents
Il paraît que cette hécatombe
Fut la plus bell' de tous les temps

Jugeant enfin que leurs victimes
Avaient eu leur content de gnons
Ces furies comme outrage ultime
En retournant à leurs oignons
Ces furies à peine si j'ose
Le dire tellement c'est bas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas
Leur auraient mêm' coupé les choses
Par bonheur ils n'en avait pas


Auprès de mon arbre


J'ai plaqué mon chêne
Comme un saligaud
Mon copain le chêne
Mon alter ego
On était du même bois
Un peu rustique un peu brut
Dont on fait n'importe quoi
Sauf naturell'ment les flûtes
J'ai maint'nant des frênes
Des arbres de judée
Tous de bonne graine
De haute futaie
Mais toi, tu manque à l'appel
Ma vieille branche de campagne
Mon seul arbre de Noël
Mon mât de cocagne

Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
M'éloigner d' mon arbre
Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
Le quitter des yeux

Je suis un pauvr' type
J'aurais plus de joie
J'ai jeté ma pipe
Ma vieill' pipe en bois
Qu'avait fumé sans s' fâcher
Sans jamais m'brûlé la lippe
L'tabac d'la vache enragée
Dans sa bonn' vieill' têt' de pipe
J'ai des pip's d'écume
Ornées de fleurons
De ces pip's qu'on fume
En levant le front
Mais j'retrouv'rai plus ma foi
Dans mon cœur ni sur ma lippe
Le goût d'ma vieill' pipe en bois
Sacré nom d'un' pipe

Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
M'éloigner d' mon arbre
Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
Le quitter des yeux

Le surnom d'infâme
Me va comme un gant
D'avecques ma femme
J'ai foutu le camp
Parc' que depuis tant d'années
C'était pas un' sinécure
De lui voir tout l'temps le nez
Au milieu de la figure
Je bas la campagne
Pour dénicher la
Nouvelle compagne
Valant celles-là
Qui, bien sûr, laissait beaucoup
Trop de pierr's dans les lentilles
Mais se pendait à mon cou
Quand j'perdais mes billes

Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
M'éloigner d' mon arbre
Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
Le quitter des yeux

J'avais un' mansarde
Pour tout logement
Avec des lézardes
Sur le firmament
Je l'savais par cœur depuis
Et pour un baiser la course
J'emmenais mes bell's de nuits
Faire un tour sur la grande ourse
J'habit' plus d' mansarde
Il peut désormais
Tomber des hall'bardes
Je m'en bats l'œil mais
Mais si quelqu'un monte aux cieux
Moins que moi j'y paie des prunes
Y a cent sept ans qui dit mieux,
Qu' j'ai pas vu la lune

Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
M'éloigner d' mon arbre
Auprès de mon arbre
Je vivais heureux
J'aurais jamais dû
Le quitter des yeux


Dans l'eau de la claire fontaine


Dans l'eau de la claire fontaine
Elle se baignait toute nue
Une saute de vent soudaine
Jeta ses habits dans les nues

En détresse, elle me fit signe
Pour la vêtir, d'aller chercher
Des monceaux de feuilles de vigne
Fleurs de lis ou fleurs d'oranger

Avec des pétales de roses
Un bout de corsage lui fis
La belle n'était pas bien grosse
Une seule rose a suffi

Avec le pampre de la vigne
Un bout de cotillon lui fis
Mais la belle était si petite
Qu'une seule feuille a suffi

Elle me tendit ses bras, ses lèvres
Comme pour me remercier
Je les pris avec tant de fièvre
Qu'ell' fut toute déshabillée

Le jeu dut plaire à l'ingénue
Car, à la fontaine souvent
Ell' s'alla baigner toute nue
En priant Dieu qu'il fit du vent
Qu'il fit du vent...

Sarah,  Georges Moustaki

La femme qui est dans mon lit n'a plus vingt ans depuis longtemps
Les yeux cernés
Par les années
Par les amours
Au jour le jour
La bouche usée par les baisers
Trop souvent
Mais trop mal donnés
Le teint blafard
Malgré le fard
Plus pâle qu'une tâche de lune

La femme qui est dans mon lit n'a plus vingt ans depuis longtemps
Les seins trop lourds
De trop d'amour
Ne porte pas
Le nom d'appât
Le corps lassé
Trop caressé
Trop souvent
Mais trop mal aimé
Le dos voûté
Semble porter
Les souvenirs
Qu'elle a du fuir

La femme qui est dans mon lit n'a plus vingt ans depuis longtemps
Ne riez pas
N'y touchez pas
Gardez vos larmes
Et vos sarcasmes
Lorsque la nuit
Nous réunit
Son corps, ses mains s'offrent aux miennes
Et c'est son cœur
Couvert de pleurs et de blessures
Qui me rassure.

Baisers Orageux
Philippe Dijan /
Stepan Eicher
(1993)

Ce n’est pas une pierre
Tombé du ciel
Ni un chat noir
Ni une échelle
Ce n’est pas dans l’air
Comme une odeur
Ni dans ta chair
Ni dans ton cœur
Tu as c’que tu mérites
Tu as c’que tu mérites
Ce n’est pas Dieu qui t’as
Montré du doigt.

Fatalité,
malédiction
Tu t’es toujours trompé de nom
Ne t’excuses pas trop vite
Ne t’excuses pas trop vite
L’agneau de Dieu est las
D’entendre ça

Ne cherche pas
D’autres poitrines
C’est toujours toi
Que tu piétines
Et tu connais la suite
Et tu connais la suite
Chaque fois tu descendras
Un peu plus bas

Des forêts sombres
Du vent amer
Tu prends le goût
Et la poussière
Passer de l’ombre
A la lumière
N’est pas c’qui est
Le plus simple à faire
Tu brilles par tes limites
Tu brilles par tes limites
Les sept coupes sont à ras
Elles sont pour toi ...

Il fera longtemps clair ce soir ...

Comtesse de Noailles

(Le cœur innombrable)

Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,
La rumeur du jour vif se disperse et s’enfuit,
Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,
Demeurent éveillés dans le soir blanc et songent ...
Les marronniers, sur l’air plein d’or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre ;
On n’ose pas marcher ni remuer l’air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.


De lointains roulements arrivent de la ville ...
La poussière qu’un peu de brise soulevait,
Quittant l’arbre mouvant et las qu’elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.


Nous avons tous les jours l’habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n’aurons plus jamais notre âme de ce soir ...

Un extrait de l'Identité de Milan Kundéra. Il s'agit surtout de deux "jeux" d'écrivain:
- La "papaïsation" des hommes,
- Réflexion d'une femme sur son pouvoir de séduction,
- La même scène, vue de chaque protagoniste,
- La reconnaissance erronée d'un être aimé, l'auto-comédie du deuil

L’identité, Milan Kundera, Gallimard, Collection nrf, 18/12/1997

Papa

Fatiguée après une mauvaise nuit, Chantal sortit de l’hôtel. En route vers le bord de mer, elle croisa des touristes de week-end. Leurs groupes reproduisaient tous le même schéma : l’homme poussait une poussette avec un bébé, la femme marchait à côté de lui ; le visage de l’homme était bonasse, soucieux, souriant, un peu embarrassé et toujours prêt à s’incliner vers l’enfant, à le moucher, à calmer ses cris ; le visage de la femme était blasé, distant, suffisant, parfois même (inexplicablement) méchant. Ce schéma, Chantal le vit se reproduire en diverses variantes : l’homme à côté d’une femme poussait la poussette et portait en même temps, dans un sac spécial, un bébé sur le dos ; l’homme à côté d’une femme poussait la poussette, portait un bébé sur les épaules et un autre dans un sac sur le ventre ; l’homme à côté d’une femme, sans poussette, tenait un enfant par la main et en portait trois autres sur le dos, sur le ventre et sur les épaules. Enfin, sans homme, une femme poussait la poussette avec une vigueur inconnue des hommes, si bien que Chantal qui marchait sur le même trottoir dut au dernier moment faire un saut de côté.

Chanta les dit : les hommes se sont papaïsés. Ils ne sont pas pères mais juste papas, ce qui signifie : père sans autorité de père. Elle s’imagine flirter avec un papa qui pousse la poussette avec un bébé et en porte encore deux autres, sur le dos et sur le ventre ; profitant d’un moment où l’épouse se serait arrêtée devant une vitrine, elle chuchoterait un rendez-vous au mari. Que ferait-il ? L’homme transformé en arbre d’enfants pourrait-il encore se retourner sur une inconnue ? Les bébés suspendus sur son dos et sur son ventre ne se mettraient-ils pas à hurler contre le mouvement dérangeant de leur porteur ? Cette idée lui paraît drôle et la met de bonne humeur. Elle se dit : je vis dans un monde où les hommes ne se retourneront plus jamais sur moi.

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Puis, parmi quelques promeneurs matinaux, elle se retrouva sur la digue : c’était la marée basse ; devant elle la plaine sablonneuse s’étendait sur un kilomètre. Cela faisait longtemps qu’elle n’était pas venue au bord de la mer normande, et elle ne connaissait pas les activités à la mode qu’on y pratiquait : les cerfs-volants et les chars à voile. Le cerf-volant : un tissu de couleur tendu sur un squelette redoutablement dur, lâché dans le vent ; à l’aide de deux fils, un dans chaque main, on lui impose des directions variées de sorte qu’il monte et descend, virevolte, émet un terrible bruit semblable à celui d’un gigantesque taon et, de temps en temps, le nez s’écrase. Surprise, elle constata que leurs propriétaires n’étaient ni des enfants ni des adolescents, mais presque tous des adultes. Et jamais des femmes, toujours des hommes. En effet, c’étaient les papas ! Les papas sans enfants, les papas qui avaient réussi à fuir leurs épouses ! Ils ne courraient pas chez leurs maîtresses, ils courraient à la plage, pour jouer !

Encore une fois l’idée lui vint d’une séduction perfide : s’approcher, par-derrière, de l’homme qui tient les ficelles et, tête renversée, observe le vol bruyant de son jouet ; lui souffler à l’oreille une invite érotique composée de mots les plus obscènes. Sa réaction ? Elle n’a aucun doute : sans la regarder il sifflerait : fiche-moi la paix, je suis occupé !

Oh ! non, les hommes ne se retourneront plus jamais sur elle.

Il passa près des enfants qu’un moniteur faisait asseoir dans les chars qui commençaient à se mouvoir lentement en cercle. Autour, d’autres chars filaient à grande vitesse. Seule la voile maniée par une corde assure la bonne direction du véhicule et permet, en virant, d’éviter les promeneurs. Mais un maladroit amateur peut-il vraiment maîtriser la voile ? Et le véhicule est-il vraiment sans défaillance afin de pouvoir répondre à la volonté du pilote ?

Jean-Marc regardait les chars, et quand il constata que l’un d’eux se dirigeait à la vitesse d’un bolide vers Chantal, son front se crispa. Un vieil homme y était allongé comme un cosmonaute dans une fusée. Dans cette position horizontale, il ne peut rien voir de ce qui se trouve devant lui ! Est-elle assez prudente, Chantal, pour l’éviter ? Il pesta contre elle, contre sa nature trop insouciante, et accéléra le pas. Elle fit demi-tour. Mais elle ne voyait certainement pas Jean-Marc, car son allure restait lente, l’allure d’une femme plongée dans ses pensées et qui marchait sans regarder autour d’elle. Il voudrait lui crier de ne pas être si distraite, de faire attention à ces voitures crétines qui parcourent la plage. Soudainement, il imagine son corps écrasé par le char. Elle est étendue sur le sable, elle est en sang, le char s’éloigne sur la plage, et il se voit courir vers elle. Il est à tel point ému par cette image qu’il se met vraiment à crier le nom de Chantal, le vent est fort, la plage immense et sa voix n’est audible par personne, aussi peut-il s’adonner à cette sorte de théâtre sentimental, et les larmes aux yeux, crier son angoisse pour elle ; le visage crispé d’une grimace de pleurs, il est en train de vivre pendant quelques secondes l’horreur de sa mort.

Puis, étonné lui-même par cette curieuse crise d’hystérie, il la vit au loin qui se promenait avec nonchalance, paisible, calme, charmante, infiniment touchante, et il sourit de la comédie de deuil qu’il venait de se jouer. Il en sourit sans se la reprocher, car la mort de Chantal est avec lui depuis qu’il a commencé de l’aimer. Il se mit vraiment à courir tout en lui faisant signe de la main. Mais elle s’arrêta de nouveau, de nouveau elle fit face à la mer, et regardait les voiliers au loin, sans remarquer l’homme qui agitait la main au-dessus de la tête.

Enfin, s’étant retournée dans sa direction, elle semblait le voir ; tout heureux, il leva une fois encore le bras. Mais elle ne s’intéressait pas à lui et s’arrêta en suivant du regard la longue ligne de la mer caressant le sable. Maintenant qu’elle était de profil, il constatait que ce qu’il avait pris pour son chignon était un foulard autour de la tête. Au fur et à mesure qu’il approchait (d’un pas soudain beaucoup moins pressé) cette femme qu’il avait crue être Chantal, devenait vieille, laide et dérisoirement autre.

Il arriva à la digue ; en contrebas, sur la plage, il vit des hommes qui, la tête en arrière, lâchaient en l’air des cerfs-volants. Ils le faisaient avec passion et Jean-Marc se rappela sa vieille théorie : il y a trois catégories d’ennui : l’ennui passif : la jeune fille qui danse et bâille ; l’ennui actif : les amateurs de cerfs-volants ; et l’ennui en révolte : la jeunesse qui brûle les voitures et casse les vitrines.

Confondre l’apparence physique de l’aimée avec celle d’une autre, combien de fois il a déjà vécu cela ! Toujours avec le même étonnement : la différence entre elle et les autres est-elle donc si infime ?Comment se peut-il qu’il ne sache pas reconnaître la silhouette de l’être le plus aimé, de l’être qu’il tient pour incomparable ?

Il ouvre la porte de la chambre, enfin il la voit. Cette fois, sans le moindre doute, c’est elle, mais qui ne se ressemble pas non plus. Comme si la femme à laquelle il a fait des signes sur la plage devait dès maintenant et pour toujours se substituer à celle qu’il aime. Comme s’il devait être puni pour son incapacité à la reconnaître.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Rien, rien, dit-elle.
Comment rien ? Tu es complètement transformée.
J’ai très mal dormi. Je n’ai presque pas dormi. J’ai passé une mauvaise matinée.
Une mauvaise matinée ? Pourquoi ?
Mais pour rien, pour vraiment rien.
Dis-moi.
Mais vraiment rien.
Il insiste. Elle finit par dire : Les hommes ne se retournent plus sur moi.

Il la regarde, incapable de comprendre ce qu’elle dit, ce qu’elle veut dire. Elle est triste, parce que les hommes ne se retournent plus sur elle. Il veut lui dire : Et moi, et moi ? Moi qui te cherche sur des kilomètres de plages, moi qui crie ton nom en pleurant, et qui suit capable de courir après toi par toute la planète ?

Il ne le dit pas. Au lieu de cela, il répète, lentement, à voix basse, les mots qu’elle vient de prononcer :

" Les hommes ne se retournent plus sur toi. C’est vraiment pour ça que tu es triste ? "

Elle rougit. Elle rougit, comme depuis longtemps il ne l’a pas vue rougir. Cette rougeur semble trahir des désirs inavoués. Des désirs si violents que Chantal ne peut leur résister, et répète :
" Oui, les hommes, ils ne se retournent plus sur moi "


[Le chapitre suivant raconte la même scène vue par l’autre protagoniste]

Quand Jean-Marc apparut sur le seuil de la chambre elle eut la meilleure volonté d’être gaie ; elle voulait l’embrasser, mais elle ne pouvait pas ; depuis son passage au café elle était tendue, crispée et à tel point enfouie dans sa sombre humeur qu’elle craignait que le geste d’amour auquel elle se serait essayée n’apparût forcé et contrefait.

Puis Jean-Marc lui demanda : " Qu’est-ce qui s’est passé ? " Elle lui dit qu’elle avait mal dormi, qu’elle était fatiguée, mais elle ne réussit pas à le convaincre et il continua à l’interroger ; ne sachant comment échapper à cette inquisition de l’amour, elle voulait lui dire quelque chose de drôle ; c’est alors que sa promenade matinale et les hommes transformés en arbres d’enfants lui revinrent à l’esprit et elle trouva dans sa tête la phrase qui y était restée tel un petit objet oublié : " Les hommes ne se retournent plus sur moi. " Elle recourut à cette phrase pour se dérober à toute discussion sérieuse ; elle s’efforça de la dire le plus légèrement possible mais, à sa surprise, sa voix était amère et mélancolique. Cette mélancolie, elle la sentait plaquée sur son visage et, immédiatement, elle sut qu’elle serait mal comprise.

Elle le vit qui la regardait, longuement, gravement, et elle avait la sensation que dans les profondeurs de son corps ce regard allumait un feu. Ce feu se répandait vite dans son ventre, montait dans sa poitrine, brûlait ses joues, et elle entendait Jean-Marc répétant d’après elle : " Les hommes ne se retournent plus sur toi. C’est vraiment pour ça que tu es triste ? "

Elle sentait qu’elle brûlait comme un brandon et que la sueur coulait sur sa peau ; elle savait que cette rougeur donnait à sa phrase une importance démesurée ; il devait croire que, par ces mots (ah, combien anodins !) elle s’était trahie, qu’elle lui avait fait voir ses penchants secrets dont, maintenant, elle rougissait de honte ; c’est un malentendu mais elle ne peut le lui expliquer, car cet assaut de feu, elle le connaît depuis un certain temps déjà ; elle a toujours refusé de lui donner un vrai nom mais, cette fois-ci, elle ne doute plus de ce qu’il signifie et, pour cette raison même, elle ne veut, elle ne peut en parler.

La vague de chaleur fut longue et s’exhiba, comble du sadisme, sous les yeux de Jean-Marc ; elle ne savait plus que faire pour détourner le regard scrutateur. Troublée à l’extrême, elle redit la même phrase dans l’espoir qu’elle allait rectifier ce qu’elle avait raté la première fois et qu’elle allait réussir à la prononcer légèrement, comme une drôlerie, comme une parodie : " Oui, les hommes, ils ne se retournent plus sur moi. " Peine perdue, la phrase sonnait encore plus mélancoliquement qu’auparavant.

Dans les yeux de Jean-Marc s’allume subitement une lumière qu’elle connaît et qui est comme une lanterne de salut : " Et moi ? Comment peux-tu penser à ceux qui ne se retournent plus sur toi alors que moi je cours sans cesse après toi et partout où tu es ? "

Elle se sent sauvée, car la voix de Jean-Marc est la voix de l’amour, la voix dont elle a oublié l’existence dans ces instants de désarroi, la voix de l’amour qui la caresse et la détend mais à laquelle elle n’est pas encore prête ; comme si cette voix arrivait de loin, de trop loin ; elle aurait besoin de l’entendre encore pendant un bon moment pour pouvoir y croire.

C’est pourquoi, quand il voulut la prendre dans ses bras, elle se raidit ; elle eut peur d’être serrée contre lui ; peur que son corps moite ne divulguât le secret. Le moment fut trop court et ne lui donna pas le temps de se contrôler ; ainsi, avant qu’elle ne pût retenir son geste, timidement mais fermement, elle le repoussa.

[pour connaître le secret dérobé dont il s’agit, le livre vous attend.]

En effet, qui est le plus fort ? Quand ils se trouvaient tous les deux sur la terre de l’amour, peut-être était-ce vraiment lui. Mais, la terre de l’amour une fois disparue sous leurs pieds, c’est elle qui est forte et lui qui est faible.

Plus la phrase qu’il proférait était absurde, plus il en était fier, car seule une très grande intelligence est capable d’insuffler un sens logique aux idées insensées.

Pourquoi vivons-nous ? Pour procurer à Dieu de la chair humaine. Car la Bible ne nous demande pas, ma chère dame, de chercher le sens de la vie. Elle nous demande de procréer. Aimez-vous et procréez. Comprenez bien : le sens de ce " aimez-vous " est déterminé par ce " procréez ". Ce " aimez-vous " ne signifie donc aucunement amour caritatif, compatissant, spirituel ou passionnel, mais veut dire très simplement : " faites l’amour ! " " copulez ! "

C’est en cela seulement que consiste le sens de la vie humaine. Tout le reste, c’est de la foutaise.

L’amour de la terre

Je l’aimais, je le savais bien, et d’elle à moi s’était établi peu à peu depuis mon retour un accord de raison et de sentiment par quoi je lui donnais mes soins et le plus lourd de mes soucis. Mais ma bonne terre me rendait en raisins, en fruits et en grandes céréales, l’affection que je lui portais et qui cependant lui valait, de l’hiver au printemps, tant de fatigues souterraines. J’en connaissais depuis longtemps toutes les zones, car elle n’est pas la même partout; et je sais quel plan de raisin elle aime porter sur le versant méridional de cette pente, ou quelle qualité d’orge ce creux, à peine différent des autres, accueille cependant le plus volontiers.

Je ne la fatigue pas, je lui accorde des jachères calmes où elle peut se refaire des herbes sauvages et des fleurs toute une saison. Ainsi, sous cette parure souvent épineuse, elle recompose en silence ses couches d’humus nourricier et ses veines d’eau.

Marcheloup; Maurice Genevoix

Elle sursauta encore, une lueur vive s'allumait derrière elle, tranchait durement le crépuscule. Ce fut comme une main qui l'obligeait à tourner la tête. Les trois fenêtres de l'atelier flambaient, si crûment qu'un halo d'incendie enveloppait tout le bâtiment. C'était un vieux moulin à eau, presque en ruine, que Benoît avait fait réparer à l'orient de la maison. Un ru coulait dans un pli de la terre, passait sous la maçonnerie même. On entendait un bruit frais d'eau qui tombe et par moments, plus net et plus sonore, un claquement qui giflait les pales de la roue à aube.

De ce côté, la forêt semblait plus menaçante, haute et noire. Sa lisière touchait presque l'atelier de Benoît. Le chemin s'y enfonçait tout de suite, disparaissait dans son obscurité. Une lieue plus loin, dans une autre enclave défrichée, moins étroite et sauvage pourtant que la clairière de Marcheloup, il y avait le village de Saint Liphard.

Pauline retourna vers la porte, l'entrouvrit et resta sur le seuil. La clarté du dehors la surprit : elle aurait pensé que la nuit était déjà sur le village; mais le vent d'ouest avait comme soulevé la nue, et une longue lumière jaune s'étalait au-dessus des maisons. Les arêtes des toits s'y dessinaient si nettement qu'on distinguait les dentelures du mortier entre les tuiles faîtières, la crête bourrue des fagotiers appuyés aux murs des granges, et le coq du clocher qui tournait en grinçant sur sa hampe.

Presque toutes les maisons exhalaient de minces fumées d'âtre, que le vent entraînait en s'imprégnant de leur odeur. Vieilles et grises, tassées sous leurs lourds toits de tuiles, elles ne se touchaient point l'une l'autre. Et pourtant elles semblaient se grouper, se serrer en troupeau autour de la petite église, toute blanche au-dessus d'elles et couronnée d'un fin clocher à l'épi de son toit d'ardoises.

Quelques champs, quelques prés où traînaient des brumes paraissaient eux aussi se serrer sur eux-même, s'attacher encore aux maisons, à l'abri de leurs échines moussues, sous la tiède haleine des fumées. Et aussitôt c'était la forêt, une horde énorme et profonde, une muraille de ténêbres où les yeux ne distinguaient point d'arbres, mais dont ils sentaient de toutes parts l'oppressante et sombre épaisseur.

Aux marches du Palais

Aux marches du Palais

Y a une tant belle fille, lon là

Y a une tant belle fille

Elle a tant d’amoureux

Elle a tant d’amoureux

Qu’elle ne sait lequel prendre lon là

Qu’elle ne sait lequel prendre

C’est un p’tit cordonnier

C’est un p’tit cordonnier

Qu’a eu la préférence lon là

Qu’a eu la préférence

Et c’est en la chaussant

Et c’est en la chaussant

Qu’il en fit la demande lon là

Qu’il en fit la demande

La belle si tu voulais

La belle si tu voulais

Nous dormirions ensemble
lon là

Nous dormirions ensemble

Dans un grand lit carré

Dans un grand lit carré

Couvert de toile blanche lon là

Couvert de toile blanche

Aux quatre coins du lit

Aux quatre coins du lit

Quatre bouquets de pervenches lon là

Quatre bouquets de pervenches

Dans le mitant du lit

Dans le mitant du lit

La rivière est profonde lon là

La rivière est profonde

Tous les chevaux du Roy

Tous les chevaux du Roy

Pourraient y boire ensemble
lon là

Pourraient y boire ensemble

 

Et nous y dormirions

Et nous y dormirions

Jusqu'à la fin du monde lon là

Jusqu'à la fin du monde.

Être Jeune

La jeunesse n’est pas une période de la vie,
Elle est un état d’esprit, un effet de la volonté,
Une qualité de l’imagination, une intensité émotive,
Une victoire du courage sur la timidité ,
du goût de l’aventure sur l’amour du confort.

On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d’années :
On devient vieux parce qu’on a déserté son idéal.
Les années rident la peau : renoncer à son idéal ride l’âme.
Les préoccupations, les doutes, les craintes et les désespoirs
Sont les ennemis qui, lentement, nous font pencher vers la terre
Et devenir poussière avant la mort.

Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille. Il demande,
Comme l’enfant insatiable : et après ? Il défie les événements
Et trouve de la joie au jeu de la vie.

Vous êtes aussi jeune que votre foi. Aussi vieux que votre doute.
Aussi jeune que votre confiance en vous-même,
Aussi jeune que votre espoir. Aussi vieux que votre abattement.

Vous resterez jeune tant que vous resterez réceptif.
Réceptif à ce qui est beau, bon et grand. Réceptif aux messages
De la nature, de l’homme et de l’infini.

Si un jour, votre cœur allait être mordu par le pessimisme
Et rongé par le cynisme, puisse Dieu avoir pitié de votre âme de vieillard.

Mac Arthur

Une Idée du Jeu

L’usage que chacun fait de son temps libre, en fin de journée, en fin de semaine, durant les semaines de congés payés, ne se comprend que par rapport au travail et au mode d’existence dans la vie. La part faite au sport, au divertissement, à l’information ou l’enrichissement, à la solitude ou au groupe, varie selon les métiers, les modes ou les individus. Choix libre en ce sens qu’aucun règlement ne l’impose. Non pas nécessairement l’expression d’une liberté : la personne elle-même se soumet à des interdits et à des obligations qu’elle a inconsciemment intériorisés.

Chaque société a ses jeux, et ceux-ci ont le même caractère d’évidence que les coutumes. Certains psychologues ont esquissé une psychologie des jeux, en relation avec la diversité des types sociaux. La sociabilité industrielle favorise manifestement les jeux de compétition et de hasard, des deux côtés de l’Atlantique, les jeux de la télévision comportent une combinaison de l’élément "d’ajon" et de l’élément "d’aléa" : la question qui vaut soixante-quatre dollars est une affaire de chance autant qu’une épreuve intellectuelle. Cette combinaison présente une parenté de style avec les régimes économiques ou politiques des sociétés modernes : en théorie, la hiérarchie sociale sanctionne les résultats d’une compétition équitable. En fait les concurrents ne partent pas tous sur la même ligne. La bonne ou la mauvaise chance ont déterminé le sort de chacun (aux deux sens du mot "sort").

Le sport, dont l’expansion prodigieuse est un des phénomènes typiques de notre époque, marque le triomphe de l’esprit de compétition, bien que l’élément de hasard ne disparaisse jamais entièrement. Il réhabilite des qualités qui n’ont plus guère de prix dans la compétition sociale : la force , l’adresse, la résistance, éliminées d’abord du travail (et du combat) aux échelons supérieurs de la hiérarchie, puis progressivement des échelons moyens ou inférieurs, sont grâce au sport, réhabilitées, exaltées pour elles-mêmes.

Outils, machines se substituent à la main et réduisent l’effort physique. Le corps redevient le héros sur les stades, autour desquels se pressent les foules. Certains sports n’ont pas dépassé les frontières d’une nation (criquet), d’autres ne se pratiquent guère en dehors d’une couche sociale étroite (golf). La plupart des sports, quelle qu’en soit la patrie d’origine, ont fait le tour du monde, adoptés non pas seulement parce qu’ils venaient de pays prestigieux, mais parce qu’ils faisaient partie intégrante de la civilisation en voie de diffusion.

R. Aron, Les désillusions du progrès, 1967.

Les Vieux

J’arrivais à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien, sur la place de la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église, mais personne pour m’indiquer l’orphelinat. Par bonheur, une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans l’encoignure de sa porte; je lui dis ce que je cherchais; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut qu’à lever sa quenouille, aussitôt le couvent des orphelines se dressa devant moi comme par magie... C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. A côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus petite, des volets gris, le jardin derrière... Je le reconnus tout de suite et j’entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond, à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux, des fleurs et des violons fanés.Il me semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine. Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entr’ouverte, on entendait le tic-tac d’une grosse horloge, et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe ...

Lettres de mon moulin, A.Daudet

Une Vie d’Inaction

Une vie d’inaction et de plaisirs, même consacrée aux plaisirs qu’offrait le Paris du XIIIème siècle ne peut satisfaire les aspirations d’un être très intelligent. Le travail étant une forme du plaisir, un homme qui n’a jamais rien fait méconnaît une des plus grandes jouissances de la vie. Tailleyrand qui se complaisait à tous les plaisirs les plus simples se rendit compte à temps que son esprit réclamait un genre de satisfaction que les gens ne pourraient lui donner. Promu en 1780 au poste d’agent général du Clergé, il se résolu toutefois à en profite. C’était une de ces nombreuses situations qui existent aujourd’hui comme alors, où l’on excuse un homme de ne rien faire, et où probablement on le critique de faire quelque chose. Tailleyrand se donna du mal pour une charge qui aurait pu être une sinécure, et malgré sa vie légère dans le monde, il réussit à faire une impression profonde sur ses contemporains en se révelant un homme qui s’entendait aux affaires et un partisan de réformes pratiques.

Duff Cooper, 1937, Talleyrand.

Mon Rêve Familier

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant

D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,

Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur, transparent

Pour elle seule, hélas! cesse d’être un problème.

Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,

Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? -Je l’ignore.

Son nom? Je me souviens qu’il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

Paul Verlaine.

Ariettes Oubliées (Chants)

O triste, triste était mon âme
A cause, à cause d’une femme
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé

Bien que mon cœur, bien que mon âme
Eussent fui loin de cette femme
Je ne me suis pas consolé
Bien que mon cœur s’en soit allé

Et mon cœur, mon cœur trop sensible
Dit à mon âme : est-il possible,
Est-il possible, le fut-il
Ce fier exil, ce triste exil ?

Mon âme dit à mon cœur : Sais-je,
Moi-même, que nous veut ce piège
D’être présents bien qu’exilés
Encore que loin en allés.

Paul Verlaine, romance sans paroles

Ariettes Oubliées : Pleurs (Chants)

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur

O bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits
Pour un cœur qui s’ennuie
O le chant de la pluie

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure
Quoi ! Nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison ?

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !

Paul Verlaine, romance sans paroles

Une Philosophie Détournée

A l'origine, la pensée confucéenne proposait un modèle d'homme comparable à bien des égards à celui des Grecs. On pourrait l'assimiler à ce qu'on appelait aux siècles derniers un gentilhomme. Ce modèle de sagesse individuelle basé sur la tolérance et l'éthique morale se répandra bien après Confucius dans la Chine entière mais débordera aussi dans des pays voisins, comme la Corée ou le japon. Il influencera également l'Occident, où des penseurs comme Voltaire s'en inspireront.
Peut-on parler de récupération de cette philosophie au fils des ans? Sans doutes, si l'on considère que la pensée de Confucius évolue, notamment sous la dynastie des Han, entre 200 et 220 avant J.C., et devint une arme au service du pouvoir. Les préceptes philosophiques furent interprétés de manière à servir la classe dominante. Le respect et la tolérance se transformèrent assez rapidement dans les faits en obéissance aux dirigeants.
Autour de l'an mil, sous les Song, la pensée de Confucius retrouva un peu de ses origines. Mais elle fut alors influencée par le bouddhisme et le taoïsme. Des notions nouvelles, ou en tout cas qui n'avaient jusqu'alors pas été mises en avant, comme l'identité entre ordre humain et ordre naturel cosmique, apparurent. Là encore, l'imprégnation politique était évidente. L'Empereur considéré comme le représentant des puissances divines sur terre, s'appuyait sur cette philosophie pour asseoir son autorité morale et politique. Cette inflexion amena le confucianisme à une période de passage à vide. Tenu pour une doctrine obscurantiste, il détourna de lui des adeptes et perdit de son aura. La chute de l'empire acheva de le discréditer, et ce bien que Sun Yat Sen ait envisagé un temps de l'intégrer dans la constitution de la Chine nouvelle.

Confucius rival de Mao
Les communistes adoptèrent vis-à-vis de cette pensée une attitude paradoxale. Alors que bon nombre s'y référait à titre individuel et incarnait peu ou prou son modèle, comme Mao Zedong, d'autres la combattaient, y voyant une idéologie réactionnaire. Le fait que Taïwan se soit appropriée la pensée confucéenne au point d'en faire un des fondements de la pensée étatique de l'île, renseigne bien sur le malaise qui s'est installé autour d'un courant qui a évolué avec son temps au détriment de l'éthique originelle.
La pensée confucéenne inspira grandement Mao, le "Grand Timonier" était un fin connaisseur de Confucius et s'en inspira. Ainsi Confucius, alors qu'il était déjà âgé, avait entamé un voyage de quatorze ans dans toute la Chine, une sorte de "Longue Marche", prêchant aux puissants, la droiture et la bienveillance, et aux faibles l'obéissance et le sens du devoir.
Ignoré de son vivant, Confucius a été l'objet d'un véritable culte, au point que ses pensées étaient ingurgitées par cœur. Elles devinrent le fondement du système éducatif et l'un des seuls critères d'obtention d'un poste administratif. En s'ouvrant, la Chine a appris à reconsidérer les préceptes confucéens et à revisiter une pensée qui, en prônant le respect et l'obéissance, a largement été utilisée comme moyen d'asservissement des hommes. Les meilleures intentions sont parfois sujettes à de bien mauvaises aspirations.
Pierre Lagier.

Vanuatu, une société autre

L'archipel de Vanuatu a été l'une des dernières zones du Pacifique découvertes à la fin du XIXème siècle. Sa population composée de quelques centaines de milliers d'individus a un code de vie original, où il n'y a pas de concept de majorité qui impose son choix à une minorité. Si les gens ne sont pas d'accord pour l'occupation d'une zone, ils vont discuter jusqu'à obtenir l'unanimité. Evidemment, chaque discussion prend du temps, car certains refusent de se laisser convaincre: un débat sur un territoire peut durer parfois des siècles, pour obtenir le consensus. Entre temps, la zone restera en suspens. Par contre, lorsqu'enfin, au bout de deux cents ou trois cents ans tout le monde sera d'accord, le problème sera résolu, et il n'y aura pas de rancoeur, car il n'y aura pas de vaincu.
L'archipel de Vanuatu fonctionne en général par clans spécialisés: l'un dans la pêche, l'autre dans la peinture par exemple, et par échange. Un clan de pêcheurs va troquer un accès à la mer contre un accès à une source d'eau en forêt. Lorsqu'un enfant naît dans un clans de pêcheurs, et qu'il montre des dons pour la peinture, il va quitter son clan natal, pour être adopté par une famille de peintres, qui va l'aider à exprimer son talent, et même chose en sens inverse.
Les premiers explorateurs occidentaux étaient choqués, parce qu'ils croyaient que les habitants de Vanuatu se volaient les enfants. Il ne s'agit pas là de vol, mais d'échange en vue de l'épanouissement optimal de chaque enfant.
Pour la guerre, les habitants de Vanuatu utilisent un système complexe d'alliance. Si un habitant du clan A a violé une fille du clan B, ces deux clans n'entreront pas en conflit directement, ils utiliseront leurs "représentant en guerre", un clan extérieur lié par un serment. Le clan A fera donc appel au clan C, et le clan B au clan D. Ce système d'intermédiaire entraîne des batailles de gens peu motivés, car ce ne sont pas leurs familles qui sont directement concernées par le grief. Là où les clans A et B, à la rage décuplée par le sentiment du bon droit se seraient massacrés, les clans C et D vont à la guerre mollement. Au premier blessé, chacun préfère renoncer, considérant qu'il a rempli sa mission par rapport à son allié. Ce sont des guerres sans haine, où personne ne va s'acharner par fierté.
Bernard Werber, Euréka septembre 1999

L’affaire du Sac Plastique

D’où vient le sac plastique? Qu’est-il? Que transporte-t-il? Où va-t-il?

En attendant son historien, son sociologue, et son futurologue, il se porte (surtout à la main) plutôt bien, il n’en finit pas de se multiplier, et de proliférer tout autour de la planète. Une fois vidé de son contenu, il est rarement jeté, mais plus souvent plié, rangé, prêt à de nouvelles missions de port et de transport... Tant qu’il n’est pas trop sali, perçé ou déchiré aux anses. Une fois définitivement lâché, abandonné par son propriétaire, on perd plus ou moins sa trace. Quand il n’est pas incinéré, il hante les décharges publiques, prend son vol au premier souffle de vent, et sa liberté pour aller s’égarer dans les forêts, les champs, s’accrocher aux antennes et aux clôtures, flotter sur les rivières, les fleuves, ou s’échouer dans la mer.

Le navigateur Gérard D’Aboville m’a même dit qu’au milieu de l’Atlantique il "était tombé sur un sac plastique Leclerc" rapporte le directeur du centre commercial de Concarneau.

En fait, s’il craint immédiatement le feu, le sac magique résiste très bien et très longtemps à l’air et à l’eau, sauf si, c’est très récent, on a prudemment prévu une composition du film de polyéthylène à la fois photogradable et miscible.

Si l’écologie est l’avenir de l’homme, alors, nécessairement, le biodégradable est l’avenir du sac plastique, forcément éphémère, à l’unité, pour pouvoir perdurer en tant qu’espèce. Techniquement, c’est déjà au point, et quelques géants de la grande distribution, notamment français, ont récemment compris le bénéfice "d’image" qu’ils pouvaient retirer en affichant sur leurs sacs plastiques leur vertu biodégradable, accolée à la marque, porteuse du coup, d’une mission de sauvegarde de l’environnement.

Consommer mais en polluant le moins possible, c’est l’idéal post-moderne du citoyen-consommateur, et le nouveau crédo de l’emballage auquel devront se rallier bientôt, on l’espère, les grands industriels de la production et de la distribution.

Libérer l’Esprit dans l’Instant

La spiritualité n’appartient à aucun temps, à aucun lieu. Elle se tient dans la verticalité de l’instant, car à mon sens, la spiritualité signifie que l’Esprit (la conscience, la vie) absorbe et dissout tout ce qu’il y a en nous de personnel, et nous ramène à notre totalité.

Le peu d’expérience qu’il m’a été donné de vivre m’amène à voir les choses de plus en plus simplement. Ce que la vie m’a enseigné n’est venu qu’après, longtemps après que le corps eut cessé de croître. J’ai vu tout d’abord que la vie n’est pas un objet que l’on peut obtenir ou contrôler. Je m’étonnais de voir le corps respirer et le cœur battre alors que ce n’était pas moi qui faisait cela. Les fonctions physiologiques me disaient que la vie ne pouvait s’obtenir comme on obtient un contrat, un conjoint ou une fortune. Et pourquoi?

Parce qu’elle ne vient pas du corps. Le corps vient d’autres corps, mais la vie ne vient d’aucun autre corps. La vie est autre chose que simplement de l’oxygène ou de la matière, c’est un souffle qui vient d’on ne sait où. On se demande en effet d’où vient la vie... silence.

J’ai vu que la vie n’est pas plus à moi que de moi. Je ne peux donner la vie indéfiniment ou continuer, par une concentration ou un effort de volonté cette danse mystérieuse. Non, je n’ai aucune prise sur elle. Cela ressemble à un cour d’eau dont on ne connaît pas la source. On ne peut que le suivre sans l’avoir en main , en poche ou en tête. On ne peut être qu’en lui et se laisser mener. La vie n’appartient à personne, pas plus que le vent ou la lumière.

Plus tard, je me suis aperçu que la Vie n’a pas besoin d’un moi pour fonctionner. Il n’y a qu’à regarder le sommeil profond: le corps n’a besoin de personne pour fonctionner. Et pourtant il fonctionne et même mieux qu’à l’état de veille, où de nouveau on enfile sa prétention d’être quelqu’un.

Il m’est devenu clair que vivre n’est pas un acte personnel. La Vie n’appartient à personne, et n’est redevable à personne. Tout est en elle, mais elle n’est limitée à aucune forme.

Je dirais à ceux qui sont attirés par l’Esprit: soyons vraiment à l’endroit où nous sommes et restons dans le moment présent. Et pourquoi? Parce qu’il est important d’avoir un esprit clair, et pour cela de ne pas vivre dans l’avenir (rêvasser, se perdre dans des projets, espérer), ou dans le passé (regretter s’en vouloir, ressasser des souvenirs, entretenir des croyances). Mais être là où se trouve le corps. C’est une bonne façon d’échapper à la tyrannie du mental, qui gaspille tant d’énergie à fuir la Vie. Ensuite, selon tout ce que l’on observe en nous qui vit ainsi dans l’avenir ou dans le passé, il s’agira de le regarder, sans le juger, sans l’analyser, simplement l’accueillir, lui dire "oui", comme l’enfant de six mois qui vit dans l’étonnement et l’accueil continus. Nous avons grand besoin d’apprendre à nous perdre dans la vie, de redécouvrir l’esprit d’étonnement que nous avons connu enfant.

Je n’encourage donc pas de s’inquiéter de l’avenir ni même de s’y préparer, car je ne crois pas que l’on puisse se préparer à vivre l’imprévisible. On ne peut que se préparer à vivre pleinement le présent, à vivre dans les faits, non dans les rêves. Très peu font cela, mais quelle merveille lorsque cela se fait. Car la spiritualité n’est rien d’autre que la vie, et elle n’est qu’au présent, là où il n’y a personne. Il n’est pas de bonheur au futur, au XXIème siècle, ou même demain. Il n’est qu’ici quand l’accueil et la dés-identification avec tous les objets ont remplacé l’illusion d’être quelqu’un.

Placide Gabouri, philosophe canadien.

Le renard et la cigogne

Compère le renard se mit un jour en frais,

Et retint à dîner commère la cigogne.

Le regal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :

Le galant, pour toute besogne,

Avait un brouet clair ; il vivait chichement.

Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :

La cigogne au long bec n’en put attraper miette;

Et le drôle eut lapé le tout en un moment.

Pour se venger de cette tromperie,

A quelque temps de là, la cigogne le prie.

"Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis,

Je ne fais point cérémonie."

A l’heure dite, il courut au logis

De la cigogne son hôtesse ;

Loua très fort sa politesse ;

Trouva le dîner cuit à point :

Bon appétit surtout; renards n’en manquent point.

Il se réjouissait à l’odeur de la viande

Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.

On servit, pour l’embarrasser,

En un vase à long col et d’étroite embouchure.

Le bec de la cigogne y pouvait bien passer,

Mais le museau du sire était d’autre mesure.

Il lui fallut à jeun retourner au logis,

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,

Serrant la queue, et portant bas l’oreille.

Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :

Attendez-vous à la pareille.

Jean de la Fontaine.

Le chêne et le roseau

Le chêne un jour dit au roseau :

"Vous avez bien sujet d’accuser la nature;

Un roitelet pour vous est un pesant fardeau;

Le moindre vent qui d’aventure

Fait rider la face de l’eau

Vous oblige à baisser la tête;

Cependant que mon front au Caucase pareil,

Non content d’arrêter les rayons du soleil,

Brave l’effort de la tempête.

Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphir,

Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage,

Vous n’auriez pas tant à souffrir;

Je vous défendrais de l’orage;

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.

La nature envers vous me semble bien injuste.

Votre compassion, lui répondit l’arbuste,

Part d’un bon naturel; mais quittez ce souci;

Les vents me sont moins qu’à vous redoutables;

Je plie et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici

Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos.

Mais attendons la fin."

Comme il disait ces mots,

Du haut de l’horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût porté dans ses flancs.

L’arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu’il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

La Fontaine, Fables, Livre I-XXII.

Le lièvre et la tortue

Rien ne sert de courir; il faut partir à point;

Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.

"Gageons, dis celle-ci que vous n’atteindrez point

Sitôt que moi ce but.

Si tôt? Etes-vous sage?

Repartit l’animal léger:

Ma commère, il faut vous purger

Avec quatre grains d’hellébore.

Sage ou non, je parie encore".

Ainsi fut fait; et de tout deux,

On mit près du but les enjeux.

Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire,

Ni de quel juge l’on convint.

Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire;

J’entends ce ceux qu’il fait lorsque près d’être atteint

Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux callandes,

Et leur fait arpenter les Landes.

Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,

Pour dormir, et pour écouter

D’où vient le vent, il laisse la tortue

Aller son train de sénateur,

Elle part, elle s’évertue;

Elle se hâte avec lenteur.

Lui, cependant, méprise une telle victoire,

Tient la gageure à peu de gloire,

Croit qu’il y va de son honneur

De partir tard. il broute, il se repose;

Il s’amuse à tout autre chose

Qu’à la gageure. A la fin, quand il vit

Que l’autre touchait presque au bout de la carière,

Il partit comme un trait; mais les élans qu’il fit

Furent vains : la tortue arriva la première.

Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison?

De quoi vous sert votre vitesse?

Moi, l’emporter, et que serait-ce

Si vous portiez une maison.

La Fontaine, Fables, livre VI, fable X.

L’âne d’un jardinier se plaignait au Destin

de ce qu’on le faisait lever devant l’aurore.

"Les coqs, lui disait-il, ont beau chanter matin,

Je suis plus matineux encore.

La Fontaine, Fables, livre VI, fable XI.

Des Hauts, des Bas
Philippe Dijan /
Stepan Eicher
(1993)

La pluie venait du nord
Le vent passait sous ma porte
Je comptais vivre fort
Et que le diable m'emporte
J'allais à la fenêtre
Enroulé dans un drap
Je secouais la tête
J'en écartais les bras

Refrain
J'avais des hauts,
J'avais des bas
J'avais plus ou moins chaud
Et toute la vie devant moi
J'avais des hauts,
J'avais des bas
Je crois qu'j'en voulais trop
J'ai même eu c'que j'voulais pas

Je restais enfermé
Ou errais pendant des jours
Trop de chemins s'ouvraient
Trop de questions en retour
J'n'avais pas tué mon père
Mais je ne me souvenais pas
Ce qu'il me disait de faire
Ou ce qu'il ne disait pas

Refrain 

Chaque jour je m'tenais prêt
Je guettais l'heure et la page
Où les eaux s'ouvriraient
Me laisseraient un passage
L'espoir me faisait vivre
L'attente me rendait nerveux
Je trouvais dans les livres
De quoi patienter un peu

Chant des Partisans
Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines
Ami, entends-tu le chant lourd du pays qu'on enchaîne
Ohé partisans, ouvriers et paysans c'est l'alarme
Ce soir, l'ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes
Montez de la mine, descendez des collines, camarades
Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades

Il y a des pays où les gens au creux du lit font des rêves
Ici, nous vois-tu, nous on marche, nous on tue, nous on crève
Ici, chacun sait ce qu'il veut et ce qu'il fait quand il passe
Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place

Demain du sang noir séchera au grand soleil, sur les routes
Ohé compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute !

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Victor Hugo, 3 septembre 1847.

Le Mot

Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites!
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil! Et ne m'objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
Écoutez bien ceci :
         Tête à tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans témoins qui souffle,
Vous dites à l'oreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou si vous l'aimez mieux,
Vous murmurez tout seul , croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot - que vous croyez qu'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre -
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre;
Tenez, il est dehors! il connaît son chemin;
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle;
Au besoin, il prendrait des ailes comme l'aigle!
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera;
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
Dit: "Me voilà ! je sors de la bouche d'un tel."

Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.

        Victor Hugo, Toute la Lyre.

Entre le bœuf et l'âne gris
Entre le bœuf et l'âne gris
Dort, dort, dort le petit fils
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent alentours
De ce grand Dieu d'amour
Entre les pastoureaux jolis
Dort, dort, dort le petit fils
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent alentours
De ce grand Dieu d'amour
Entre les roses et le lys
Dort, dort, dort le petit fils
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent alentours
De ce grand Dieu d'amour
Entre les deux bras de Marie
Dort, dort, dort le petit fils
Mille anges divins
Mille séraphins
Volent alentours
De ce grand Dieu d'amour

Le Coche et la Mouche.
Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moine, vieillards, tout était descendu.
L'attelage suait, soufflait, était rendu.
Une mouche survient, et des chevaux s'approchent,
Prétend les animer par son bourdonnement;
Pique l'un, pique l'autre et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine;
S'assied sur le timon, sur le nez du cocher
Aussitôt que le char chemine et qu'elle voit les gens marcher
Elle s'en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l'empressée;
Il semble que ce soit un sergent de bataille,
Allant à chaque endroit
Faire avancer ces gens et hâter la victoire.
La mouche en c commun besoin,
Se plaint qu'elle agit seule et qu'elle a tout le soin;
Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire.
Le moine disait son bréviaire,
Il prenait bien son temps!
Une femme chantait,
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait!
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail,
Le coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la mouche aussitôt
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Ca, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine.

Ainsi certaines gens, faisant les empressés
S'introduisent dans les affaires
Ils font partout les nécessaires,
Et partout importun devrait chassé.
Jean de Lafontaine.

Les Animaux Malades de la Peste.
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loups ni renards n'épiaient 
La douce et l'innocente proie:
Les tourterelles se fuyaient
Plus d'amour, partant plus de joie
Le lion tint conseil, et dit:"Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements.
Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait? Nulle offense;
Même il m'en arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut: mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse.
---Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Et bien! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur;
Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire."
Ainsi, dit le renard; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses:
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun étaient de petits sains.
L'âne vint à son tour et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue;
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."
A ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un loup quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la Mort n'était capable
D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Jean de Lafontaine.

Le lac (extrait)
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour?

O lac !

Un soir, t'en souvient-il? nous voguions en silence;
On entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs, qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup, des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots:

"O temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours!
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!

Assez de malheureux ici-bas vous implorent

"Aimons donc, aimons donc! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive :
Il coule, et nous passons!"

Alphonse de Lamartine.

Le Temps des Cerises
J'aimerai toujours le temps des cerises
Les gais rossignols et merles moqueurs
Seront tous en fête
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux du soleil au cœur
Quand nous chanterons le temps des cerises
Sifflera bien mieux le merle moqueur
Mais il est bien court le temps des cerises
Où l'on s'en va deux cueillant en rêvant
Des pendants d'oreilles
Cerises d'amour en robe pareille
Qu'on vole sous la feuille en gouttes de sang
Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu'on cueille en rêvant
Quand vous en serez au temps des cerises
Si vous avez peur des chagrins d'amour
Evitez les belles
Moi qui ne crains pas les peines cruelles
Je ne vivrai pas sans souffrir un jour
Quand vous en serez au temps des cerises
Vous aurez aussi des peines d'amour
J'aimerai toujours le temps des cerises
C'est de ce temps là que je garde au cœur
Une plaie ouverte
Et dame fortune en m'étant offerte
Ne pourra jamais calmer ma douleur
J'aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur

Manteau de Gloire
Philippe Dijan /
Stepan Eicher
(1993)

Je crois des rêves, je crois des gens
Je crois des morts et des vivants
Le vents se lève en emportant
De la poussière, des ossements

Sous les mensonges, sous les tourments
La nuit s'étire, l'ombre s'étend
Petite éponge, noyée de sang
Ne vois-tu rien venir devant ?

Qu'est-ce que l'on cherche
Qu'est-ce qu'on apprend ?
Où sont les perches
Que l'on nous tend ?

Refrain
Manteau de gloire, manteau d'argent
On va tout nu par tous les temps
Chanson pour boire, chanson seulement
Pour dire le vide que l'on ressent
Manteau de gloire

Poignée de sable qu'on voit filant
D'entre nos doigts n'y rien pouvant
Sur son mirage va chevauchant
Chacun de nous, cheveux au vent

Refrain

Ce que main donne, l'autre reprend
Ce que l'on tient fichera le camp
Noir dit un homme, l'autre dit blanc
Il faut parfois tuer le temps

Qu'est-ce que l'on cherche
Qu'est-ce qu'on apprend ?
Où sont les perches
Que l'on nous tend ?

Mars
Tandis qu'à leurs œuvres perverses
Les hommes courent, haletants,
Mars qui rit malgré les averses,
Prépare en secret le printemps.
Pour les petites pâquerettes, sournoisement,
Lorsque tout dort,
Il répare les collerettes et
Cisèle les boutons d'or.
Dans le verger et dans la vigne,
Il s'en va, furtif perruquier,
Avec une houppe de cygne,
Poudrer de frimas l'amandier.
La nature au lit se repose.
Lui descend au jardin désert
Et lace les boutons de rose
Dans leurs corsets de velours vert.
Tout en composant des solfèges
Qu'aux merles il siffle à mi-voix,
Il sème aux prés les perce-neige
Et les violettes aux bois.
Puis, lorsque sa besogne est faite
Et que son règne va finir,
Au seuil d'avril tournant la tête,
Il dit … " Printemps tu peux venir ! "
Marie-Jeanne (Dixit Rizzo Janetta, 2002)

Que manga fa mollique
Qui mange fait des miettes

Tout va très bien

Tout va très bien, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien,

Allô, allô, James, quelles nouvelles
Au bout du fil, je vous appelle
Absente depuis quinze jours
Que trouverai-je à mon retour

Tout va très bien, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien
Pourtant il faut, il faut que l'on vous dise
On déplore un tout petit rien
Un incident, une bêtise
La mort de votre jument grise
Mais à part ça, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien

Allô, allô, Martin, quelles nouvelles,
Ma jument grise morte aujourd'hui
Expliquez-moi, cocher fidèle,
Comment cela s'est-il produit

Cela n'est rien, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien
Pourtant il faut, il faut que l'on vous dise
On déplore un tout petit rien
Elle a péri dans l'incendie
Qui détruisit vos écuries
Mais à part ça, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien

Allô, allô, Pascal, quelles nouvelles
Mes écuries ont donc brûlé
Expliquez-moi, mon chef modèle
Comment cela s'est-il passé

Cela n'est rien, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien
Pourtant il faut, il faut que l'on vous dise
Si l'écurie brûla, Madame,
C'est que le château était en flamme
Mais à part ça, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien

Allô, allô, Lucas, quelles nouvelles,
Notre château est donc détruit
Expliquez-moi, car je chancèle
Comment cela s'est-il produit

Eh bien voilà, Madame la marquise,
Apprenant qu'il était ruiné
A peine fut-il revenu de sa surprise
Que M'sieur l'marquis s'est suicidé
Et c'est en ramassant la pelle
Qu'il renversa toutes les chandelles
Mettant le feu à tout l'château
Qui s' consuma de bas en haut
Le vent soufflant sur l'incendie
Le propagea à l'écurie
Et c'est ainsi qu'en un moment
On vit périr votre jument

Mais à part ça, Madame la marquise,
Tout va très bien, Tout va très bien !

Vent de la Mer
A. Vanderlove, 1968.

Ohé matelot
Où t'en vas-tu si tôt
Ohé matelot
Avec ton bateau
Vas-tu sur les mers lointaines
Le vent dans la misaine
Ou bien voir les grands palmiers
Avec ton Cap Hornier ?

Refrain
Vent de la mer
Chasse ma peine
Vent des grands océans
Chasse mon tourment

Je m'en vais trop loin
Pour te dire le nom
Au-dessous des eaux
Dans un trou profond
L'océan brisera mon navire
A la première vire
Et moi j'crèverai comme un chien
Sur le sable fin

Refrain

Ohé matelot
Pourquoi noyer ta peine
Ohé matelot
Avec des sirènes
Va donc plutôt sur le port
Dans quelque taverne
L'alcool te rendra comme mort
Et que ta vie reprenne

Refrain

Monsieur j'ai déjà vu
Toutes les tavernes
Mais plus n'en ai besoin
Car trop grande est ma peine
Il me faut lever la voile
Pour partir oublier
Profiter du vent de bout
Pour aller faire mon coup

Refrain

Ohé matelot
Si grande ta folie
Ohé matelot
Pour en finir ainsi
J'ai perdu mon grand amour
Au teint comme le jour
Elle a des grands yeux tous bleus
Comme un beau ciel heureux

La Vie Antérieure
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers droits et majestueux
Rendaient pareils le soir aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux, 
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu, dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus tout imprégnés d'odeurs
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.



La Pipe
Je suis la pipe d'un auteur;
On voit à contempler ma mine
D'abyssinienne ou de Cafrine,
Que mon maître est un grand fumeur.

Quand il est comblé de douleurs
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.

J'enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui monte de ma bouche en feu.

Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guérit
De ses fatigues son esprit.

Dictame: n.m. Espèce de rutacées fortement aromatiques;
Fig. baume, adoucissement.



L'homme et la mer
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets ;
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes,
ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant, voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
ô lutteurs éternels, ô frères implacables.



Réversibilité

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre, et les larmes de fiel
Quand la vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui le long des grands murs de l'hospice blafard
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumière !



Le chat
Viens, mon beau chat sur mon coeur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux
Mêlés de métal et d'agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastiques,
Et que ma main s'enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et des pieds jusques à la tête, 
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.



Les chats
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats, puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.

Amis de la sciences et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Erèbe les eût pris pour ses courriers funèbres ,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.



La cloche fêlée
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter près du feu qui palpite et qui fume
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie

Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.



Le balcon
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses
ô toi, tous les plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses.

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses,
Que ton sein m'était doux, que ton coeur m'était bon.
Nous avons dit souvent d'impérissables choses,
Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond, que le coeur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher coeur et qu'en ton coeur si doux !
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
ô serments, ô parfums ! ô baisers infinis !




Harmonie du soir

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valses mélancoliques et langoureux vertiges.

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
Valses mélancoliques et langoureux vertiges,
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ; 
Un coeur tendre qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un coeur tendre qui hait le néant vaste et noir ;
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige ...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir.


La musique

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !


Spleen
J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau
Qui contient plus de morts que la fosse commune.

Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où, comme des remords, se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées
Quand, sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais, tu n'es plus, ô matière vivante
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx, ignoré du monde insoucieux
Oublié sur la carte, et donc l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.


L'invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas
Vivre ensemble !
Aimer à loisir, aimer à mourir
Au pays qui te ressemble.
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
De tes traîtres yeux
Brillant à travers leurs larmes.


Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants
Polis par les ans
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs
De l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait à l'âme
En secret sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ; 
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or.
Le monde s'endort dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.



Hymne

A la très chère, à la très belle,
Qui remplit mon coeur de clarté,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en l'immortalité !

Elle se répand dans ma vie
Comme un air imprégné de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'éternel.

Sachet toujours frais qui parfume
L'atmosphère d'un cher réduit,
Encensoir oublié qui fume
En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,
T'exprimer avec vérité ?
Grain de musc qui gis, invisible,
Au fond de mon éternité !

A la très bonne, à la très belle
Qui fait ma joie et ma santé,
A l'ange, à l'idole immortelle,
Salut en l'immortalité !


L'albatros

Souvent pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime en boitant l'infirme qui volait !

Le poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Viv'le Vent

Viv'le vent, Viv'le vent
Viv'le vent d'hiver
Qui s'en va sifflant soufflant
Dans les grands sapins verts.
Viv'le vent, Viv'le vent
Viv'le vent d'hiver.
Boules de neige et jour de l'an
Et bonne année grand-mère.

Sur le long chemin
Tout blanc de neige blanche
Un vieux monsieur s'avance
Avec sa canne dans la main
Et tout là haut, le vent
Qui souffle dans les branches
Lui souffle la romance
Qu'il chantait petit enfant

Refrain

Et puis le vieux monsieur
Descend vers le village
C'est l'heure où tout est sage
Et l'on fredonne au coin du feu.
Et dans chaque maison,
Où flotte un air de fête,
Partout la table est prête
Et l'on entend cette chanson.

Joël avait peur, mais Claire pas du tout.
Elle se glissait tout près des chevaux, de petits chevaux qui avaient des roses aux oreilles. Et ça sentait fort !
"Il y avait des singes, aussi, et des perroquets, et un nain qui avait un costume beaucoup trop grand. Il venait se promener, et les hommes du cirque lui tiraient le tapis sous les pieds. Alors il tombait et il pleurait ... pauvre nain!
Et une dame aussi, qui avait une robe toute brillante mais courte, tu sais, et qui portait une couronne de roses, et qui nous a parlé. Et après, elle est montée sur les épaules de beaucoup d'hommes. Et elle était tout en haut. On jouait du tambour, et alors elle a sauté sans se faire mal!"

Pour que la fête fût complète, monsieur Boussais avait préparé un goûter dans son appartement. C'est là qu'il reçut les enfants. Chocolat, gâteaux, gaufres, de la brioche, et même une glace... Broussais adorait organiser, arranger, disposer des petits fours, acheter des fleurs... Et il s'agenouillait devant Claire, pour lui faire manger un baba !
Félicien Marceau.

Avec les poids-lourds
Dans le garage de notre poids-lourd, nous sommes affairés tout deux, sous la lumière d'une ampoule crue. Le monstre, avec ses dix roues énormes et ses pneus neufs aux nervures saillantes - on en change souvent pour éviter le risque d'une crevaison en zone rebelle - le monstre semble vivre. Les phares brillent à contre-jour, d'un éclat faible et glacé, comme luisent les prunelles d'un grand fauve somnolent, mais toujours prêt à bondir.
Lucas a vérifié le niveau d'huile, fait le plein d'essence avec une pompe rouge au long tube de cuivre. Il mesure son eau, remplit ses jerricans, et son bidon de réserve pour le radiateur, contrôle ses pièces de rechange pour dépannage immédiat : bobines, delco, bougies puis il lâche un instant la bête sur place.
Le moteur ronronne aussitôt, parfaitement au point, sans à-coups, tandis que, du tuyau d'échappement sort une volute de vapeur bleutée ... Il faisait lourd dans le garage étroitement verrouillé et où nous pouvions à peine circuler. L'air stagnait, chargé d'odeurs de graisses minérales, cette senteur pénétrante qui se trouve liée à tous les déplacements de l'homme moderne ...
Maintenant, nous roulons. Les pavés de la ville, et le goudronnage des faubourgs disparaissent; la chanson des camions change de timbre, et soudain, de la route empierrée s'élève sous les roues la poussière redoutée.
Les pneus jumelés devant nous écrasent la terre rouge comme de la brique pilée. Entre leurs deux formes parallèles fuse une petite vapeur grise et rose, à l'air anodin. Mais elle se développe en spirale, rejoint d'autres petits groupes innocents, et, après trois ou quatre voitures, un nuage envahit la carrosserie, s'insinue sous les bâches, et saupoudre tout de cette teinte carminée, qui est ici le stigmate des routiers.
Ferdinand de Joffre, "inconnu à bord".

L'ancêtre
Nous ouvrîmes la remise. On y voyait une mécanique extraordinaire, que nous contemplâmes aussitôt avec respect et curiosité. La dernière fantaisie, la dernière folie de mon père.
"Jeunes gens, aidez-moi!" dit-il en ôtant sa jaquette, son haut de forme, ses gants.
Tirée, poussée, la "voiture sans chevaux" vint au grand jour. C'était une sorte de phaéton à deux places, dont les hautes roues portaient un galon de caoutchouc noir. Le moteur était à l'arrière, dans un grand coffre de bois.
"Ne vous installez pas tout de suite", fit mon père, "il faut soigner la mécanique."
Il prît une burette, une loque, un bidon de benzine, et se mit à tourner autour de la voiture, en nous donnant maintes explications ; "c'est une voiture à pétrole" disait-il, "avec un moteur Daimler : le vrai moteur du progrès ! Tenez, regardez, jeunes gens, comment se fait la mise en marche. Simplicité parfaite ; je dévisse le robinet, je tourne le commutateur et j'empoigne le volant du départ".
Il avait ouvert la cage du moteur. On apercevait confusément toute une triperie métallique, et surtout un lourd volant de fonte que mon père saisit à pleine main.

Arrivée de l'hiver au Canada
Un matin d'octobre, Maria Chapdelaine vit la première neige descendre du ciel en innombrables flocons paresseux. Le sol était blanc, les arbres poudrés, et il semblait bien que l'automne fut déjà fini au temps où il ne fait que commencer ailleurs.
Tout au long d'octobre, les jours de gel et les jours de pluie alternèrent, cependant que la forêt devenait d'une beauté miraculeuse. A cinq cents pas de la maison, la berge de la rivière descendait à pic vers l'eau rapide et les blocs de pierre qui précédaient la chute.
De l'autre côté du courant, la berge opposée montait comme un amphithéâtre, de rocher en coteau, de coteau en colline, mais comme un amphithéâtre qui se prolongeait sans fin vers le nord.
Du feuillage des bouleaux, des trembles, des aulnes, des merisiers semés sur les pentes, octobre vint faire des taches jaunes et rouges de mille nuances. Pour quelques semaines, le brun de la mousse, le vert inchangeable des sapins et des cyprès ne furent plus qu'un fond, et servirent seulement à faire ressortir les teintes émouvantes de cette autre végétation qui renaît à chaque printemps et meurt avec chaque automne.

La récolte des pommes de terre
Les hommes en manches de chemise, les femmes en camisoles de cotonnade rose ou violette, arrachent les fanes et piochent avec précautions à la place où s'enfonçait chaque trochée; et les pommes de terre, encore humides, roulent dans les sillons.

Leurs tas tranchent sur la glèbe brune et fraîchement remuée ; les femmes en emplissent des paniers d'osier et les portent jusqu'aux sacs de toile bise que l'une d'elles maintient debout, tandis que l'autre y verse lentement la récolte. Bientôt, le long du champ, les sacs pleins se dressent d'espace en espace, blancs, noueux et rebondis.

Le partage du butin
Et c'est alors que le capitaine, ignorant ce que l'avenir nous réservait, fit siffler le rassemblement. Là, dans la nuit, quelques hommes tenant des lanternes, notre troupe se réunit sur la dunette, et le capitaine d'armes nous divisa en groupes, et on entendit des chuchotements ténébreux. Le trésorier tira des numéros d'un sac à poudre, et nous annonça nos parts. Ainsi, chacun reçut ce qui lui revenait du butin de notre croisière, tant sur les vêtements, tant sur les provisions, tant sur l'or et l'argent, et les bijoux trouvés aux mains, aux cous et dans les poches des hommes et des femmes des vaisseaux pillés.
Puis on nous fit rompre, et nous nous écartâmes silencieusement. Ce n'était pas ainsi que le partage se faisait d'ordinaire, mais près de notre îlot de refuge, à la fin de l'expédition, le navire gonflé de richesses, et parmi des jurons et des querelles sanglantes. Pour la première fois, il n'y eut pas un coup de couteau, pas un pistolet déchargé.

Printemps
Quel bonheur de sentir la chaude caresse du soleil! On se demande quel miracle s'est produit : hier encore il faisait froid et, ce matin, l'hiver a fui. De tous côtés surgissent des points verts, rouges ou blancs qui tranchent sur la brune écorce des arbres. Quelle est cette fleur encore isolée? Quels sont ces insectes bruissants, ces oiseaux ? il a suffi à la terre d'un seul rayon de soleil pour qu'elle sorte de son sommeil. Quelle joie de s'allonger sur l'herbe neuve, sous un ciel de printemps!

Jeux de chats
L'ombre des pigeons tournoie, énorme, sur le mur tiède de la maison et éveille, d'un coup d'éventail, Nonoche qui dormait dans sa corbeille. Son poil a senti passer l'ombre d'un oiseau ! Elle ne sait pas bien ce qui lui arrive ... Elle s'écarte, creuse le ventre avant de se lever pour que son fils ne s'éveille pas. Puis elle bombe un dos de dromadaire, s'assied et bâille, en montrant les stries fines d'un palais trois fois taché de noir...
Assise, elle gonfle un jabot éclatant, coloré d'orange, de noir et de blanc, comme un plumage d'oiseau rare. L'extrémité de son poil court et fourni brille et s'irise au soleil ... Les oreilles un peu longues ajoutent à l'étonnement gracieux de ses yeux inclinés, et ses pattes minces, armées de brèves griffes en cimeterre, savent fondre, confiantes, dans la main amie.
"Qu'il est beau ! " se dit-elle en contemplant son fils. La corbeille devient trop petite pour nous deux. C'est un peu ridicule, un enfant si grand qui tète encore. Il tète avec des dents pointues maintenant. il sait boire à la soucoupe, il sait rugir à l'odeur de la viande crue, il gratte à mon exemple la sciure du plat ...
Je ne vois plus rien à faire pour lui, sauf de le sevrer; Comme il abîme ma troisième mamelle de droite ! C'est une pitié.
Le fils de Nonoche dort dans sa robe rayée, pattes mortes, et gorge à la renverse. On peut voir sous la lèvre relevée un bout de langue, rouge d'avoir tété, et quatre petites dents très dures, taillées dans un silex transparent. Nonoche soupire, bâille et enjambe son fils avec précaution pour sortir de la corbeille.
Les clarines sonnent, le vent porte une paisible odeur d'étable, et Nonoche pense au seau de la traite, au seau vide dont elle lèchera la couronne d'écume collée au bord ... Un miaulement de convoitise lui échappe.
Dans sa corbeille, l'obscurité éveille peu à peu son fils qui se déroule, chenille velue, et tend des pattes tâtonnantes.
Il se dresse, maladroit, s'assied, plus large que haut, avec une majesté puérile. Le bleu hésitant de ses yeux, qui seront peut-être verts, peut-être vieil or, se trouble d'inquiétude. Il dilate, pour mieux crier, son nez chamois où aboutissent toutes les rayures convergentes de son visage. Mais il se tait, malicieux et rassuré ; il a vu le dos bigarré de sa mère, assise sur le perron. Debout sur ses quatre pattes courtaudes, fidèle à la tradition qui lui enseigna cette danse barbare, il s'approche, les oreilles renversées, le dos bossu, l'épaule de biais, par petits bonds de joujou terrible, et fond sur Nonoche qui ne s'y attendait pas. La bonne farce ! Elle en a presque crié. On va sûrement jouer comme des fous jusqu'au dîner.
Mais un revers de patte nerveux a jeté l'assaillant au bas du perron, et maintenant une grêle de tapes sèches s'abat sur lui, commentée de fauves crachements et de regards en furie !
Colette.

L'usage que chacun fait de son temps libre, en fin de journée, en fin de semaine, durant les semaines de congés payés, ne se comprend que par rapport au travail et au mode d'existence dans la vie. La part faite au sport, au divertissement, à l'information ou l'enrichissement, à la solitude ou au groupe, varie selon les métiers, les modes ou les individus. Choix libre en ce sens qu'aucun règlement ne l'impose. Non pas nécessairement l'expression d'une liberté : la personne elle-même se soumet à des interdits et à des obligations qu'elle a inconsciemment intériorisés.
Chaque société a ses jeux, et ceux-ci ont le même caractère d'évidence que les coutumes. Certains psychologues ont esquissé une psychologie des jeux, en relation avec la diversité des types sociaux. La sociabilité industrielle favorise manifestement les jeux de compétition et de hasard, des deux côtés de l'Atlantique, les jeux de la télévision comportent une combinaison de l'élément "d'ajon" et de l'élément "d'aléa" : la question qui vaut soixante-quatre dollars est une affaire de chance autant qu'une épreuve intellectuelle. Cette combinaison présente une parenté de style avec les régimes économiques ou politiques des sociétés modernes : en théorie, la hiérarchie sociale sanctionne les résultats d'une compétition équitable. En fait les concurrents ne partent pas tous sur la même ligne. La bonne ou la mauvaise chance ont déterminé le sort de chacun (aux deux sens du mot "sort").
Le sport, dont l'expansion prodigieuse est un des phénomènes typiques de notre époque, marque le triomphe de l'esprit de compétition, bien que l'élément de hasard ne disparaisse jamais entièrement. Il réhabilite des qualités qui n'ont plus guère de prix dans la compétition sociale : la force , l'adresse, la résistance, éliminées d'abord du travail (et du combat) aux échelons supérieurs de la hiérarchie, puis progressivement des échelons moyens ou inférieurs, sont grâce au sport, réhabilitées, exaltées pour elles-mêmes.
Outils, machines se substituent à la main et réduisent l'effort physique. Le corps redevient le héros sur les stades, autour desquels se pressent les foules. Certains sports n'ont pas dépassé les frontières d'une nation (criquet), d'autres ne se pratiquent guère en dehors d'une couche sociale étroite (golf). La plupart des sports, quelle qu'en soit la patrie d'origine, ont fait le tour du monde, adoptés non pas seulement parce qu'ils venaient de pays prestigieux, mais parce qu'ils faisaient partie intégrante de la civilisation en voie de diffusion.


Mes beaux arbres condamnés.
J'ai mis la hache, cet hiver, dans mon taillis du Lémon, d'un contenance de quatre hectares, je verrai pour la troisième fois exploité ce coin de terre. C'est un plateau légèrement renflé, orienté vers l'est, qui descend en pente rapide de tous côtés, sauf au couchant, où il continue le relief du sol environnant.
Il y avait là, pour moi, dans cette futaie, des enchantements sans pareils. Levers et couchers d'astres, le matin, le soir, et à la nuit, jeu d'ombres et de rayons, sur ces piliers polis, sous ces nefs épaisses, qui leur donnaient un visage de monument; rumeur ou gémissement du vent, rompu et tamisé par les cimes...
On fit venir les bûcherons de la montagne. Ils arrivèrent, grands, osseux, rasés, voûtés un peu comme ceux qui ont l'habitude de travailler courbés.
J'entendis la chute du premier arbre le lendemain à l'aube.

Le Monde, 27/05/2000
Contredisant un discours sur l'émergence des "nouveaux pères", une étude du CNRS évalue pour la première fois l'inégale répartition du "travail" parental. Cette répartition des tâches au sein du couple aboutit, pour les femmes, à un moindre investissement personnel.

Culture et télévision
Nous voyons actuellement la culture largement diffusée grâce aux mass médias. Ces instruments la véhiculent, mais ne la génèrent pas : elle naît ailleurs, dans les arts, les Lettres, la vie. La culture représente un effet de volonté pour s'adapter à l'environnement, et elle se trouve plus accessible par la T.V. Ce corps de connaissances ne se comprend néanmoins pas sans travail préliminaire, personnel.
La T.V. agit sur la culture par le biais de la quantité, plutôt que par celui de la qualité. Elle ne fait pas progresser le niveau éducatif. Si l'image demeure un instrument efficace, elle doit être analysée, relativement à un bagage intellectuel acquis autrement et ailleurs.
Voilà pourquoi on critique la petite lucarne. Elle pose un dilemme : s'adapter aux spectateurs populaires, en entravant toute évolution; ou s'orienter vers un public plus raffiné et humilier ainsi les premiers. D'où le besoin d'un panachage de ces deux tendances, cette solution laissant entier le problème fondamental de l'acquisition personnelle de la culture.

Abandonner ma colère signerait une maladie : elle remédie, partout, à l'absurdité. J'ai conservé toutes mes missives agressives, pas toutes postées mais chacune génératrice d'une modification bénéfique. Leurs usagers actuels n'imaginent pas la combativité déployée pour les concrétiser.
Ces colères ne viennent pas de tes produits enivrants. Elles te visent comme fonctionnaire, représentant l'ordre général et le Mal qui s'y cache. Il faut vivre ces colères libératrices. La mienne a débuté devant un emblème nazi, mais d'autres la voit naître quotidiennement, stimulés par les signes avant-coureurs de la mort. Comment la dompter (sinon, tu me manipulerai aisément), sans la tuer ? Car la violence, langage indispensable du révolté, craint l'habileté verbale.

La classe unique
Les trent-cinq élèves, effectif total de l'école, formaient une classe unique. Les grands étaient installés côté cour, ceux du cour élémentaire côté jardin, et les petits face au bureau du maître, dans la rangée centrale. Ainsi les tenait-il directement sous son regard, apte à déceler celui que torturait une pressante envie avant qu'il soit contraint de demander la permission. Ce n'est pas chose aisée que de mener de front ces trois tâches : apprendre à lire, à écrire et à compter à des enfants de sept ans, porter au niveau du certificat d'études ceux qui en ont douze, sans négliger les huit-onze qui réclament aussi leur ration quotidienne de savoir. Malgré les trois années d'apprentissage dans les classes annexes de l'école normale, monsieur Alban avait cafouillé pendant plusieurs mois. A présent, il était rôdé. Les écoliers, occupés à résoudre un problème ou à rédiger un devoir le libéraient pour qu'il donne aux autres la leçon d'écriture ou de grammaire. Ainsi chaque écolier recevait-il sans temps mort sa juste part de connaissance et d'attention.

Il est temps

Pour apprendre la valeur d'une année,
demande à l'étudiant qui a raté un examen;
Pour apprendre la valeur d'un mois,
demande à une mère qui a mis un enfant au monde trop tôt;
Pour apprendre la valeur d'une semaine,
demande à l'éditeur d'un journal hebdomadaire;
Pour apprendre la valeur d'une heure,
demande aux fiancés qui attendent de se revoir;
Pour apprendre la valeur d'une minute,
demande à celui qui a raté son train, son bus, son avion;
Pour apprendre la valeur d'une seconde,
demande à celui qui a perdu quelq'un dans un accident;
Pour apprendre la valeur d'une milliseconde,
demande à celui qui a gagné une médaille d'argent aux jeux olympiques;

Le temps n'attend personne...
Rassemble chaque instant qu'il te reste et il sera de grande valeur 
Partage-le avec une personne de ton choix et il deviendra encore plus précieux 
La source de ce poème est inconnue (traduction d'un extrait allemand),
mais il apporte de la chance à tous ceux qui le transmettent.

Courtoisement, Eric - Webpupill