Bactériophage

Les bactériophages, découverts par F. W. Twort (1915), puis redécouverts par F. d'Hérelle (1917), qui leur donna ce nom, sont des virus pathogènes pour les bactéries; possédant les caractéristiques générales des virus, ils provoquent la destruction ou lyse des cultures microbiennes et déterminent une véritable "maladie contagieuse des bactéries" indéfiniment transmissible de culture microbienne lysée à culture microbienne sensible.
Les bactériophages constituent actuellement le plus grand groupe de virus connu. Depuis plus d'un demi-siècle, d'innombrables travaux leur ont été consacrés mettant en œuvre les techniques d'investigation les plus diverses: analyse biochimique et immunologique, microscopie électronique, ultracentrifugation, radiations ionisantes et isotopes radioactifs, etc. Depuis le milieu du XXe siècle, la progression constante des connaissances fondamentales concernant les bactériophages a permis de définir des concepts généraux valables pour la majorité des virus animaux et végétaux. Elle a joué un rôle capital dans le développement d'abord de la biologie moléculaire puis du génie génétique.

1. Relations virus-bactéries

Le domaine de la bactériophagie s'étend aux espèces bactériennes les plus diverses: Gram+, Gram-, acido-résistantes, sporulées ou non sporulées, aérobies ou non aérobies, saprophytes ou pathogènes. Les bactériophages les plus anciennement connus sont ceux des staphylocoques et des bacilles dysentériques; les plus récemment découverts agissent sur les Brucella , le bacille diphtérique, le bacille de Koch et les bacilles paratuberculeux, des Actinomycètes, les bactéries phytopathogènes, diverses bactéries marines et certaines algues.
La très large distribution des bactériophages libres (virions) dans la nature est l'indication d'une écologie des bactériophages qui est tributaire de l'écologie des espèces bactériennes sans se confondre avec elle.
Les sources naturelles de bactériophages sont multiples: on les isole du sol, des eaux de rivière, de la mer, des eaux d'égout. Ils sont présents chez la plupart des végétaux, dans le tube digestif et les déjections des animaux homéothermes ou poïkilothermes ainsi que chez les insectes. Le facteur essentiel de la dissémination des phages dans la nature est la fréquence des bactéries spontanément lysogènes.
L'activité d'un bactériophage sur les bactéries sensibles conduit à la lyse bactériophagique , c'est-à-dire soit à l'éclaircissement des cultures microbiennes en milieu liquide, soit (dans le cas de cultures sur milieu solide) à l'apparition des "plages", petites zones de lyse limitée, circulaires, claires ou voilées, qui révèlent la formation d'un clone de bactériophage par multiplication d'un corpuscule de virus aux dépens de la culture bactérienne. La numération des plages est la principale méthode de titrage des suspensions de corpuscules de bactériophage.
Pour que se produise la multiplication du phage, certaines conditions sont nécessaires: intégrité anatomique et fonctionnelle de la particule bactériophagique, spécificité et étendue de son spectre d'activité lytique. Ce dernier peut être modifié par l'"adaptation", et cette adaptation du bactériophage, conditionnée par la bactérie hôte, peut consister en une variation phénotypique réversible ou une modification génotypique irréversible par sélection de mutants du virus. L'extrême capacité d'adaptation de ces virus est en grande partie à l'origine de la discussion sans cesse renaissante sur l'unicité du bactériophage ou la multiplicité des bactériophages. D'autres conditions dépendent de la bactérie: elle doit être vivante, en phase de croissance, disposer d'un équipement enzymatique et d'un apport nutritif convenables, enfin posséder les récepteurs indispensables à la fixation du bactériophage. Extraits de la bactérie par voie chimique, ces récepteurs, tels que le LPS, l'antigène Vi ou l'antigène K1 peuvent inactiver in vitro le bactériophage actif sur la bactérie entière. Un cas particulier est celui des bactéries mâles, dont la lyso-sensibilité est étroitement liée à la présence chez ces bactéries du facteur de polarité sexuelle (facteur F); elles sont capables de fixer certains phages spécifiques sur des pseudocils (pili F+). Enfin, on a décrit des bactériophages qui ne lysent certaines bactéries que si celles-ci hébergent un plasmide de résistance aux antibiotiques appartenant à un groupe particulier d'incompatibilité plasmidique.
D'autre part, la résistance des bactéries aux bactériophages peut résulter de l'absence des récepteurs bactériens, de l'interruption du cycle intracellulaire de multiplication du virus par des phénomènes complexes d'exclusion mutuelle ou d'interférence entre deux bactériophages et surtout de l'existence d'une lysogénie naturelle ou acquise. Plus récemment, l'inhibition de la réplication intracellulaire des bactériophages par des éléments génétiques extra-chromosomiques a fait l'objet d'investigations d'ordre génétique et biochimique faisant appel à l'étude approfondie de différents systèmes expérimentaux: inhibition de la réplication de mutants rII du phage T2 par le bactériophage lambda, infections abortives sous la dépendance du facteur F, inhibition de la réplication phagique induite par les plasmides de résistance aux antibiotiques (restriction lysotypique), induction d'infections virales abortives par les facteurs plasmidiques colicinogènes Col Ib et Col B2.
Le mécanisme de l'infection d'une bactérie par un phage a été précisé par l'étude approfondie des sept bactériophages à ADN bicaténaire du système T (Demerec et Fano, 1945). La première phase, qui est celle de la fixation du virus sur la paroi bactérienne, comporte deux étapes, l'une réversible, l'autre irréversible. Elle est suivie de la digestion d'une zone très localisée de la paroi bactérienne par une enzyme phagique, puis de l'injection de l'ADN viral dans le cytoplasme bactérien. Conformément à l'image désormais classique, l'enveloppe protéique du phage (qui reste à l'extérieur de la bactérie) agit comme une microseringue en injectant dans la bactérie le matériel nucléaire porteur de l'information génétique (Hershey et Chase, 1952). Celui-ci va déclencher la multiplication intracellulaire du bactériophage et commander l'enchaînement de ces étapes successives: 1o période latente ou d'éclipse avec arrêt de la multiplication bactérienne et de la synthèse des enzymes bactériennes normales; 2o période de production : le métabolisme bactérien est entièrement dévié vers l'élaboration des constituants du phage et assure la synthèse de l'ADN viral, sa réplication, la synthèse des protéines spécifiques du bactériophage (intervention d'un ARN messager; Monod et Jacob, 1961); l'ADN viral diffère de l'ADN bactérien par la présence dans sa molécule de 5-hydroxyméthylcytosine (Wyatt et Cohen, 1953); sa forme réplicative est circulaire; 3o période de lyse : l'éclatement de la paroi bactérienne, dû à la production d'une endolysine soluble, libère, dans le milieu, les bactériophages infectieux. Des méthodes quantitatives et des expériences en cycle unique permettent d'évaluer le nombre de corpuscules libérés par la lyse d'une seule bactérie: il est de 180 à 300 pour les bactériophages du système T.
Cependant l'injection de l'ADN bactériophagique dans le cytoplasme bactérien n'induit pas obligatoirement l'établissement d'un cycle lytique de multiplication du bactériophage; la bactérie peut survivre, acquérir et transmettre à sa descendance la propriété héréditaire de produire des phages en l'absence d'infection directe; c'est l'état lysogène ou lysogénie (Lwoff, 1949).
Le prophage , particule spécifique non infectieuse perpétuée par les bactéries lysogènes, peut être intégré au génome de la bactérie hôte et se répliquer en synchronisme avec elle, constituant de ce fait un épisome (Wollman). Mais il peut aussi être dans le cytoplasme bactérien et, dans ce cas, il se comporte comme un plasmide . L'étude approfondie des mécanismes génétiques très complexes impliqués dans la lysogénie et dans les phénomènes de transformation, de transduction bactériophagique et de conversion lysogène, a contribué au développement ultérieur du génie génétique en démontrant le rôle capital des bactériophages en tant que vecteurs potentiels de gènes d'origine bactérienne ou virale. Dans ces expériences in vitro , l'intégration d'un ou plusieurs gènes étrangers dans le génome du bactériophage vecteur se fait par les méthodes de la biologie moléculaire.

2. Morphologie et structure

Depuis les surprenantes images de bactériophages "en forme de têtards" observées au microscope électronique par les premiers expérimentateurs (Ruska, en 1941; Luria, Delbruck et Anderson, en 1942), le développement considérable des recherches sur la structure des bactériophages a conduit à la description de nombreuses variétés morphologiques et à l'élaboration d'une véritable anatomie ultrastructurale de ces virus. Plusieurs milliers de bactériophages ont été examinés au microscope électronique et ils ont été classés en différents morphotypes suivant la forme et les dimensions de la tête, la structure de la queue, l'existence ou l'absence d'un manchon caudal contractile, la structure (rudimentaire ou complexe) de la plaque terminale, les dimensions globales du virion, la nature de l'acide nucléique (ADN bicaténaire, ADN monocaténaire, ARN), etc.
Les bactériophages les plus anciennement décrits, ceux dont la structure a été la plus étudiée, sont constitués schématiquement d'une coque protéinique ou capside (enveloppant et protégeant la molécule centrale d'acide nucléique), et d'un appareil spécialisé à structure complexe (la queue) par lequel le phage se fixe sur la bactérie sensible pour y injecter son acide nucléique. Mais tous les bactériophages ne répondent pas à ce modèle classique et on peut actuellement les réunir en quatre grands groupes morphologiques: les phages à ADN bicaténaire, avec queue; les phages sans queue, à symétrie cubique et à ADN monocaténaire; les phages à ARN; les phages filamenteux à ADN monocaténaire. On a également décrit des bactériophages isométriques (à ADN) contenant 12 à 14 p. 100 de lipides sous forme d'une double couche située entre les coques externe et interne de la capside virale (phage PM2); cette couche lipidique, assimilée à l'enveloppe d'un virus nu, est responsable de la sensibilité de ces phages "lipidiques" à l'activité des solvants organiques. Malgré l'importance capitale en virologie générale de la découverte des phages à ARN (polyèdres réguliers d'un diamètre de 15 nm, d'un poids moléculaire de 4 Z 106 dont 30 p. 100 d'ARN) et des phages filamenteux (filaments ou bâtonnets de 700 à 800 nm de longueur et de 5 nm d'épaisseur, d'un poids moléculaire de 11,3 Z 106 et renfermant 12,2 p. 100 d'ADN monocaténaire), nous décrirons en détail un des phages du premier groupe, le phage T2. D'une longueur totale d'environ 213 nm, ce phage a une tête polyédrique allongée à contour hexagonal (100 sur 80 nm), une queue (113 nm) avec une gaine contractile (sheath ) et une plaque terminale. On admet que la tête, longtemps considérée comme ayant la forme d'un prisme hexagonal, bipyramidal, est un icosaèdre particulier qui a subi une élongation dans sa région équatoriale. Contrairement à ce que l'on observe chez d'autres bactériophages de types morphologiques différents, les sous-unités protéiniques (capsomères), dont l'assemblage en mosaïque constitue la capside de la tête du phage T4, n'ont pu être vues jusqu'à présent sur les micrographies électroniques de ce virus, bien que leur existence ne fasse aucun doute et que leur nombre ait pu être évalué à 1 000 unités d'un poids moléculaire de 80 000.
La queue possède un axe central rigide (core ) parcouru sur toute sa longueur par un fin canal (diamètre 8 nm). La gaine coaxiale apparaît formée par l'empilement de 24 anneaux espacés de 4 nm, eux-mêmes constitués de 144 unités protéiques, d'un diamètre de 3 nm et ayant une disposition hélicoïdale. Au cours de la fixation du phage sur la bactérie sensible, cette gaine se contracte à volume constant (Brenner et coll., 1959). D'autres travaux consacrés à la cinétique de cette contraction et à l'agrégation in vitro de gaines caudales isolées sont un exemple frappant de l'intérêt fondamental que présentent en biologie générale ces structures bactériophagiques pour l'étude de l'organisation et des fonctions des protéines contractiles.
La plaque terminale (largeur: 35 nm) comporte six branches rayonnantes; leurs extrémités, qui occupent les sommets d'un hexagone, sont terminées par de courts prolongements. C'est à ces extrémités que sont fixées les six fibres de la queue, dont le point d'attache supérieur est au niveau de la collerette (fine structure annulaire coaxiale située entre l'extrémité supérieure du manchon et la tête); ces fibres forment autour de la queue du phage intact une fragile cage à six barreaux. La contraction de la gaine caudale s'accompagne de la rupture des fibres et d'un profond remaniement de la plaque terminale. Ces différentes parties de la queue jouent chacune un rôle distinct et complémentaire au cours de la fixation du phage sur la bactérie (fibres et plaque terminale) et de l'injection de l'ADN (manchon, plaque terminale et canal central).
Par des méthodes biophysiques et biochimiques, on a montré que l'acide nucléique bicaténaire du phage T2 a un poids moléculaire de 120.106 et un G.C. % de 36, représente 49 p. 100 du poids du virion, contient de la 5-hydroxyméthylcytosine (au lieu de thymine), enfin qu'il est permuté de façon circulaire et redondant aux extrémités. La longueur de la molécule d'ADN a pu être évaluée directement sur les micrographies électroniques: libérée par l'éclatement provoqué de la tête du phage T2, elle mesure 49 mm (Kleinschmidt, 1965). D'autres techniques biophysiques, en particulier la diffraction des rayons X par des préparations orientées de bactériophages, ont permis de comprendre la disposition de l'ADN à l'intérieur de la capside virale. Bien que le bactériophage T2 soit le chef de file d'une vaste famille de bactériophages, il représente un seul des nombreux morphotypes rencontrés chez les bactériophages actifs sur les entérobactéries.
Le bactériophage T2 ne représente pas le seul type morphologique rencontré chez les phages pourvus d'une queue; à l'intérieur de ce groupe, de nombreuses variétés ont été individualisées en fonction de la forme de la tête (octaédrique, de forme allongée "en roseau", ou régulièrement icosaédrique), de l'existence d'un manchon caudal non contractile, de l'absence ou de la présence d'une plaque terminale de structure variée et enfin de leurs dimensions.
Parmi les très nombreuses mutations que peuvent présenter les bactériophages et qui portent aussi bien sur l'aspect des phages, le spectre d'action ou les propriétés antigéniques des protéines phagiques (tête ou queue) que sur la densité des corpuscules ou sur les différents paramètres du cycle de multiplication, une nouvelle classe de variants morphologiques a été décrite. L'analyse génétique de ces mutations spontanées ou artificiellement induites par des agents physiques ou chimiques, a permis d'acquérir des connaissances approfondies sur certains phages utilisés comme outil génétique, tel le bactériophage l d'Escherichia coli . L'étude du phage l a été une des préoccupations centrales de la biologie moléculaire pendant de nombreuses années et la cible préférée des biologistes intéressés par la transcription, la réplication et la recombinaison de l'ADN, l'assemblage des nucléoprotéines, etc. La quantité considérable d'informations recueillies au cours de ces investigations a justifié la publication de cartes génétiques (genetic map ) du bactériophage l (et aussi de quelques autres phages étudiés avec les mêmes préoccupations). Ces cartes génétiques, de plus en plus complètes, marquent bien les étapes des connaissances dans ce domaine. Certaines confrontent sur la même figure la carte des gènes chromosomiques codant pour les propriétés structurales ou biochimiques du virion et la carte des restrictions (restrictions map ) consécutives à l'utilisation des endonucléases de restriction (telle EcoR1). Par ailleurs, la formation de corpuscules complets de bactériophages au terme d'un cycle normal de multiplication intrabactérienne est un phénomène génétiquement contrôlé. La découverte et l'analyse d'un système de mutations létales conditionnelles du phage T4, qui empêchent la maturation normale du virus chez certains hôtes bactériens ou encore à une température déterminée, ont été utilisées pour établir la carte génétique de ce virus et pour préciser la séquence et les fonctions des gènes morphopoïétiques (Epstein et coll., 1963). Sur la carte génétique du phage T4 se trouvent plusieurs gènes ou groupes de gènes différents qui commandent la synthèse de l'ADN, l'organisation de la capside, la production de la queue, du manchon ou des fibres; les mutations affectant le gène 20 s'expriment par la production de structures tubulaires géantes (polyheads ), dont l'étude est d'un très grand intérêt pour la connaissance de l'architecture de l'enveloppe protéique de la tête des phages (Kellenberger et coll., 1964).
Diverses tentatives ont été effectuées pour réaliser in vitro l'assemblage des différentes parties anatomiques d'un bactériophage et obtenir artificiellement un virus possédant les caractéristiques structurales, génétiques et enzymatiques du bactériophage infectieux. En utilisant les diverses structures bactériophagiques incomplètes (tête, queues et fibres) produites par l'emploi de mutants létaux conditionnels du phage T4, on a pu obtenir des particules virales complètes et infectieuses (Wood et Edgar, 1967); ces expériences de construction artificielle des bactériophages ouvrent des perspectives étendues en virologie générale.

3. Applications

Si le développement continu des recherches sur les bactériophages a eu d'aussi importantes conséquences en biologie moléculaire et en génétique, les applications proprement dites des phages ont été nombreuses et deux d'entre elles doivent être mentionnées. L'introduction des antibiotiques d'origine fongique dans la thérapeutique des infections microbiennes de l'homme et des animaux a relégué au second plan l'importance des bactériophages pour le traitement et la guérison des maladies infectieuses d'origine bactérienne. Bien que les bactériophages soient encore utilisés avec succès dans ce but, ils ont surtout trouvé des applications très étendues dans le diagnostic et l'épidémiologie des infections bactériennes telles que la fièvre typhoïde, les autres salmonelloses, la dysenterie bacillaire, les staphylococcies, le choléra ou les brucelloses. Des méthodes de typage, basées sur la sensibilité élective des bactéries à des phages spécifiques (lysotypie), ont permis de subdiviser les espèces microbiennes responsables de ces maladies en lysotypes stables, dont la connaissance permet de préciser l'origine, le mode de dissémination, l'étendue des épidémies et de fournir ainsi les renseignements nécessaires à leur éradication. Les modifications du lysotype, consécutives à l'acquisition par une bactérie d'un plasmide (de résistance aux antibiotiques métabolique ou cryptique) ont été largement utilisées dans les recherches sur ces plasmides.

 


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